Katixa Dolharé-Çaldumbide (1982, Espelette), est experte en littérature. Chercheuse à l’université de Bordeaux, elle est aussi professeur dans les collèges et lycées de Basse Navarre. Il faudra désormais aussi la désigner comme écrivain : ayant remporté la bourse Gazteluma, elle vient de publier le roman Biribilgune. La plume riche et le regard tranchant, elle y a décortiqué, à travers le monde, notre société actuelle, sans oublier celle du Pays Basque.
On sent, de l’extérieur, que la littérature prend, depuis toujours, une place considérable en vous.
Cela me vient de mon père. À deux ans, je connaissais par cœur certains chants basques ; à cinq ans, des fables. Il m’a transmis ce goût, en particulier celui de la poésie. C’est de lui que je tiens un intérêt pour la littérature basque et française, latine et grecque. J’ai toujours été élevée au milieu des livres, et je ne puis dire que je passe, aujourd’hui, beaucoup de temps en cuisine ou à faire le ménage ! Lors de mes études, ce que j’ai appris le plus est le fait de peu savoir, et combien il me reste à lire et à apprendre. C’est aussi désespérant que motivant !
Votre père est professeur ?
Instituteur, et autodidacte en beaucoup de choses : dans ses réflexions, il a parcouru le monde, aime les langues et les cultures, ainsi que la littérature. Il a effectué cette transmission en chantant des chansons dans la voiture, en enseignant des poèmes… Toujours avec un esprit de loisir. En laissant également des livres entre mes mains.
Vous n’aviez pas de télévision ?
Nous n’en avons jamais eu ! Il n’y avait pas, de ce côté-là, beaucoup de concurrence, et d’ailleurs, je ne sais pas où les gens trouvent le temps de regarder la télévision ! En tout cas, moi, je ne lui laisse pas de place… Aujourd’hui, nous en avons une à la maison, mais c’est pour faire plaisir à mon mari !
À la maison natale, avez-vous été immergée en euskara ?
Oui, je ne parlais rien d’autre jusqu’à six ans. Je sais que mes parents étaient quelque peu inquiets, ne comprenant pas un mot de français, mais j’ai vite appris, oui ! D’ailleurs, tout en apprenant à lire, ce monde aussi s’est ouvert à moi, en même temps que beaucoup d’autres cultures. Il n’y avait quasiment pas de livres en euskara : nous les avions à la maison, et les connaissions par cœur ! C’est à l’école que j’ai abordé la littérature française, particulièrement au collège, en découvrant de grands auteurs comme Victor Hugo. À partir de là, après avoir fait connaissance avec un auteur, je devais lire toute son œuvre dans son intégralité ! Et cette faim insatiable de littérature me poursuit encore.
Quels sont vos auteurs préférés ?
À mon avis, le plus grand écrivain est Homère. Mais je déniche mes auteurs préférés selon les domaines et sections. Il y aussi Marcel Proust : je lui ai d’ailleurs fait quelque clins d’œil dans mon livre, dans le style, et la manière d’être des personnages. L’œuvre de certains va me plaire intellectuellement, même si elle ne me touchera pas émotionnellement. Comme Jean Tortel, par exemple. Au fil des années, je me suis de plus en plus intéressée aux auteurs difficiles à comprendre. Pas forcément parce que leur style me plaisait, mais parce que j’aime ce défi de comprendre. Et j’ai effectué ma thèse sur l’écriture hermétique et difficile à saisir.
Vous êtes spécialisée en littérature du XXe siècle.
Oui, particulièrement sur celle de la seconde moitié du siècle. Le concept de résistance que l’on peut y trouver me plaît. C’est quelque chose provenant de la Seconde Guerre Mondiale, mais qui se décline sous beaucoup de formes. Kafka disait à l’auteur : « toi aussi, tu as des armes ». Devant les défis offerts par la vie, les mots peuvent être des armes de résistance. Cela m’intéresse comment l’écriture hermétique, ou l’art moderne, voudraient entrer dans un procédé politique.
En tant que lectrice, cela ne vous plaît pas lorsque le message de l’auteur est trop éloquent ?
C’est bien aussi, mais cela me plaît d’entrer dans le défi des réflexions complexes. La vie elle-même n’étant pas simple.
Malgré le risque de ne pas être compris.
C’est cela. La question est comment communiquer une chose complexe ! Il me semble d’ailleurs que, dans la société basque actuelle, beaucoup de discours sont trop simples, trop limités, trop caricaturés. Il faudrait la regarder avec plus de nuances, et plus profondément.
Quelle place, ou fonction, accordez-vous à la littérature, au sein de la société actuelle ?
J’ignore si la littérature a une fonction, de nos jours. Et la poésie, encore moins. À mon avis, la littérature est devenue une chose intime. Au sein de la société, elle n’a à la fois pas de place, mais peut avoir une grande influence sur celui qui s’en approche. La littérature a de grands objectifs, qu’ils soient aussi politiques, même si c’est par inadvertance. Ou bien pour améliorer la vie, transmettre de l’espoir, contre la rudesse de la vie. Mais je ne crois pas que ce soit une chose sentimentale. À l’époque du romantisme, il était dit que le poème était fait pour consoler. Il me semble plus intéressant de voir la littérature pour comprendre l’identité, ou étudier si la mort est compréhensible.
Où donc placer l’écrivain ?
Il est plus que caché ! La majorité des auteurs ne sont pas écrivains de métier. Sauf ceux mis en avant par le système commercial… Dans la société basque, si l’écrivain n’est pas dans le monde militant, je ne sais pas s’il est pris comme une personne de grande valeur.
Mais pourquoi donc avez-vous décidé d’écrire ?
Je désirais partager ce qui était sédimenté en moi. La bourse Gazteluma a été l’occasion de voir si tout cela, ainsi que ma manière d’écrire valaient quelque chose. Peut-être que je n’aurais pas osé aller seule vers une maison d’édition. Pas maintenant, en tout cas. Puis j’aime aussi la compétition, même si là, j’ai été la seule à présenter quelque chose…
Que pensez-vous de ce système de bourse ?
Cela me semble une bonne chose. Mais les gens ne prennent pas le temps d’écrire des choses. Peut-être que cette compétition peut leur donner cette envie-là. Après, je ne sais pas s’il est bon de systématiser, mais, au moins, tout en écrivant, il y a un regard extérieur, avec le suivi du jury : pour un premier livre, cela vaut le coup. L’avis du juré Eneko Bidegain m’a été d’une grande aide pour préserver la cohérence de mon histoire.
Vous avez fait des signes évidents à Itxaro Borda, dans Biribilgune.
Oui, il est presque écrit en son hommage. J’ai subi des moments assez rudes, durant six ans, à Paris, et lire les livres d’Itxaro Borda dans le train m’a vraiment aidé. Cela a été un grand plaisir littéraire, que les autres livres en euskara ne m’ont pas forcément procuré. Si je n’avais pas vu, prouvé, que l’on pouvait écrire aussi librement en basque, je n’aurais pas forcément osé franchir ce pas. Je parle surtout là de la littérature d’Iparralde : écrire aussi ouvertement sur l’abertzalisme, et pas seulement sur des souvenirs ou la même rengaine, c’est quelque chose. Puis, pour ma part, je n’ai rien à y gagner ou perdre : je ne vis pas de l’écriture.
Même si vous êtes experte en littérature française, vous avez fait le choix d’écrire en euskara.
Précisément : j’étudie tellement la littérature française, que cela en est mon métier. Je porte l’euskara dans mon cœur, et m’exprimerai plus facilement en cette langue. Je dévoilerai mieux ce que j’ai en moi, parce que c’est ma langue maternelle qui me vient en premier. Je pourrais aussi écrire en français, mais avec plus de distance, surtout à cause de mon regard professionnel.
Une chose pas forcément évidente en Iparralde : le livre est écrit en batua, la langue basque unifiée.
De toute manière, c’était un critère de la bourse. J’ai emprunté le vocabulaire de certains coins du Labourd, mais le basque unifié est l’avenir de l’écrit, de toute manière. Il faut comprendre que c’est essentiellement le verbe qui est lié au batua. À ce sujet, il n’y a pas assez de réflexion sur la situation globale. En même temps, le batua n’est pas fait de manière assez claire et concise, il semble une chose imposée, on pourrait le développer d’une autre manière… Mais le basque unifié est en train de se construire, et chacun devrait prendre ses responsabilités. Et comprendre que la majorité des éléments écartés par le batua, le sont aussi par les dialectes.
Le livre est écrit à la première personne : quelle est sa part autobiographique ?
Il y a peu de choses non-autobiographiques ! J’ai parcouru la banlieue parisienne, le Sénégal, ainsi que la ville islamiste que j’évoque… Les anecdotes du livre ne sont pas inventées ! Je les ai toutes vécues. L’intrigue n’a été qu’un prétexte pour les partager. C’est un clin d’œil à Itxaro Borda, ainsi qu’à l’auteur cité au début du livre, Emmanuel Hocquard. Selon celui-ci, la littérature est une grande enquête sur la réalité et sur soi-même. Son style consiste à emprunter des caractéristiques du polar, mais il ne faut pas lire ses livres en tant que tels : l’intrigue étant très pauvre, ils peuvent s’avérer très décevants ! En écrivant Biribilgune, je voulais m’approprier cette idée-là : l’enquête n’est pas dans l’intrigue, mais dans les réflexions. C’est une enquête existentielle sur l’identité personnelle et collective.
Et cette protagoniste ?
En arrivant sur Paris, je me suis évidemment rendue à l’Euskal Etxe, et me suis rendu compte qu’il y avait beaucoup d’euskaldun ayant volontairement fui le pays. À cause du regard pesant des gens, étant étouffés dans le militantisme, ou parce qu’ils voulaient rêver de loin un Pays Basque idéalisé… Il y avait aussi ceux qui exerçaient un métier inavouable. À l’Euskal Etxe, nous avons précisément fait la connaissance d’un Breton qui voulait apprendre l’euskara, ayant une compagne du Guipuzcoa, et désirant transmettre le basque aux enfants qu’ils auraient. Il participait à tous les cours et stages de basque, et rentrait tous les week-ends au Guipuzcoa ! Malgré les deux, trois années qui passèrent, nous ne savions toujours pas quel métier il exerçait. Nous sûmes par hasard qu’il était agent de la Police Nationale Française. Il ne l’a jamais dit à l’Euskal Etxe. Pour lui, il était clair, en étant policier, qu’il ne pourrait pas vivre en Iparralde. Pourtant, il aime son métier, et travaille au service des gens. Aujourd’hui, il vit en Guipuzcoa, son enfant parle basque, et continue d’être policier par là. C’est pour cela que je dis qu’il n’est pas si simple d’être euskaldun ! Le cas de ce garçon a éveillé en moi des réflexions, et m’a inspiré la protagoniste du livre. En rentrant au Pays Basque depuis Paris, le processus de paix venait de débuter. J’ai alors pensé qu’il était aussi temps de reconnaître toutes les formes d’être euskaldun, et pas seulement celles qui entraient dans les discours abertzale. Ȇtre euskaldun est une chose complexe, et pas une chose de partis politiques. Il me semble également qu’il est l’heure de mettre en route le vivre-ensemble et le dialogue entre nous, dans notre quotidien. Notre défi principal le plus proche sera d’accepter qui est chacun, sa manière d’être.
Le sujet épineux de l’identité.
Oui, être euskaldun représente un poids. D’un côté, on nous fait sentir une grande responsabilité pour sauver la langue, la transmettre, faire vivre le pays… De l’autre, il y a les rêves ou idées que nous avons individuellement, l’envie de rester en famille, de parcourir le monde, et ce n’est pas toujours facile de conjuguer tout cela. En plus, il me semble que l’autocritique dispose de peu de place dans la société. Critiquer Seaska, AEK, n’est pas chose facile, ou bien l’on pense que vous êtes contre ; qu’il y a besoin de tout le monde, et qu’il faut remettre à plus tard le moment de défaire certains nœuds. Itxaro Borda tient cette attitude comme totalitaire, et il faut avouer que cela peut donner une image sectaire. Il faudrait que nous commencions par être libres nous-mêmes, avant de revendiquer cette liberté. Et, pour cela, se parler, s’écouter. Il est difficile d’atteler l’identité personnelle et collective, et, tant que nous ne l’évoquons pas, certains préfèrerons habiter Paris. Et ce n’est pas seulement le cas du Pays Basque.
Vous êtes sévère envers les euskaldun : vous mettez-vous dans le même panier?
Évidemment ! Qui suis-je, pour donner des leçons ? Vivre avec autrui n’est pas aisé, surtout si l’on reste dans des discours simplistes, et que nous systématisons ceux-ci.
Les systématisations vous effraient ?
Elles me sont de grands dangers ! Il est difficile d’en sortir, et, par conséquent, de se connaître l’un l’autre.
La frontière entre l’auteure et la protagoniste est floue.
Je ne m’identifie pas totalement au personnage, et ne fais que présenter des propositions. Après, chacun fait ce qu’il veut. Il n’y a pas d’avis fermes, mais discutables. Comme si l’on répandait des semences. Pour éviter des crispations.
Même si le livre parcourt le monde, on peut relier certaines problématiques ?
Ou bien c’est moi qui vois les problématiques qui m’intéressent chez les autres ! J’ai vu les gens rêver d’Europe au Sénégal, et, autour de Paris, la grande misère des enfants d’immigrés. Une misère psychologique, sociale, matérielle, et culturelle. J’y ai constaté la conséquence de ne pas transmettre la culture et la langue de chacun aux enfants. Des enfants perdus sans identité, sans repères, ne sachant maîtriser aucune langue. Ne sachant pas qui sont leurs parents, d’où ils viennent. Des enfants qui, durant la même année, changeaient plusieurs fois de nom de famille et de foyers. Même si leur carte d’identité est française, les « purs » Français les rejettent parce qu’ils sont Noirs et ne maîtrisent pas la langue. Ils ne sortent jamais de leur quartier, ne savent pas ce qu’est le travail, ou la nature. Ils me demandaient comment diable on pouvait tenir debout sur le sommet d’une montagne ! Ils ne croient en rien. La télévision a formaté toute leur imagination. Ils ont fini leur vie à douze ans, parce qu’ils n’en voient aucune issue. La violence est leur seule manière d’exister : ou vous êtes victime, ou assaillant. C’est leur seul exemple.
Ce sont les conséquences de ces phénomènes de migrations, dans n’importe quel endroit du monde.
J’ai vu des familles transmettre leur langue et leur culture, et ceux-là n’avaient pas de problème, ni à l’école, ni au travail. Mais, pour la plupart, les gens ont fui la guerre ou la famine, ou par envie d’être riche ; quoi qu’il en soit, ils n’ont absolument pas réfléchi sur la culture. Par conséquent, ils sont entassés les uns sur les autres, se haïssant, et sont très consommateurs, afin de goûter une part de bonheur. Il y aurait là un énorme chantier des pouvoirs publics, mais…
Vous soulignez une autre problématique, que ce soit en Afrique ou à Paris : le monde masculin.
Oui, sans femmes, qui sont dans l’ombre, sans sortir de leur domicile, étant perpétuellement en train de garder les enfants. Elles tombent enceinte avant de pouvoir faire des études, et n’ont donc rien à dire. Elles n’ont pas eu l’occasion de se développer intellectuellement, et n’ont pas grand but ou ambition. Puis, généralement, il faut une relation de force pour pouvoir accéder au respect. C’est notamment le cas de la protagoniste qui, dans cette partie-là de l’histoire, en devenant employée du collège, représente l’institution : la pureté et la richesse des Français communs. Puis les enfants savent que les employés du collège ne durent pas, et qu’ils ne doivent rien espérer d’eux. C’est d’ailleurs pour cela que je fais réaliser un petit rêve personnel à la protagoniste : sauver une enfant de la cité, en la sortant de là.
Cela vous devait être très difficile de durer dans ce monde-là.
Cela peut s’avérer intéressant pour les personnes à vocations sociales, mais moi, je voulais enseigner la littérature ! Je n’ai pas forcément atterri dans le lieu adéquat… Par exemple, lorsque nous avons travaillé le romantisme, nous avons étudié une lettre de Victor Hugo. On y trouvait des termes comme « ma reine, ma princesse », et, comme un groupe de garçons ne suivait rien en classe, je leur dis pour rire que cela pourrait les aider de s’exprimer ainsi, afin de s’adresser aux filles. Ils me répondirent qu’ils n’avaient pas besoin de cela, qu’il s’agissait de choses de mon époque ; eux, demandaient directement : « tu baises, ou tu baises pas ? ». C’est ainsi que nous sommes passés directement à la partie suivante du programme : le réalisme !
Et la dépression ne vous a pas frappée ?
Non, je savais que c’était l’affaire de neuf mois. J’ai parcouru des endroits très différents sur Paris, même les très riches. Cela fut d’ailleurs le plus difficile : on me lançait que je n’avais rien à dire, avec la paye que j’avais. Encore un autre monde !
Au bout du compte, l’impression qui ressort du livre, est que nous sommes bien au Pays Basque.
Oui ! Il y a de quoi critiquer, mais dans le sens d’une confrontation constructrice. Malgré tout, en voyant tout ce qui se passe à droite et à gauche, nous avons de quoi relativiser, oui… Nous savons qui nous sommes, et c’est inestimable. Il suffit de voir comment cela s’est aussi perdu en Afrique.
Dans le livre, vous êtes assez tranchante envers les petits villages, mais avez fait le choix de vivre à Banca.
Oui ! Il faut avouer que nous n’avions pas forcément beaucoup d’autres choix d’un point de vue professionnel. Mais d’un autre côté, si je revendique qu’il faut vivre au pays, je souhaite mettre en pratique ce défi du vivre-ensemble. Pourtant, les gens m’exaspèrent, en affirmant être fiers d’être euskaldun, et de ne parler que français derrière. Il y a aussi beaucoup de préjugés sur l’euskara. Mais il faut vivre avec eux, et essayer un travail de conscientisation, tout en ne perdant pas la langue. Le choix de vivre à Banca peut aussi être une conséquence d’une raison que l’on retrouve dans le livre : nous souhaitons que nos enfants soient enracinés quelque part.