Rencontre avec les lauréats des deux derniers appels à projets "Hogei'ta" initiés par l'Institut culturel basque : Pierre Lafitte présente ici le spectacle Lloba, porté par le collectif Moï Moï qui sera présenté le 22 novembre. Hannah Frances Whelan, Garazi Lopez de Armentia et David Alcorta, du collectif Parasite, décryptent Hautsa, pièce inaugurée elle le 5 novembre dernier à la Scène Nationale de Bayonne.
Tout part d’une histoire de famille. Des amis pas forcément amis au départ, mais qui ont su se fondre dans le collectif Moï Moï. Ou un frère et une sœur, gentiment séparés par les aléas de la vie, les études, et réunis par une fiancée, belle-sœur britannique, particulièrement curieuse, accessoirement metteur-en-scène, prêtresse du collectif Parasite.
Après un ras-le-bol parisien, ou un mal du pays, l’envie de renouer avec ses racines, de les comprendre, de les interpréter, les réinterpréter…
A l’origine, donc, des voyages, des apprentissages, des maîtres, des rencontres, des désirs, de l’espoir. Prendre son envol. Après un ras-le-bol parisien, ou un mal du pays, l’envie de renouer avec ses racines, de les comprendre, de les interpréter, les réinterpréter… si cela est permis. Si l’on arrive à démêler ces maudits nœuds durcis par le temps. Parfois, un regard extérieur s’avère indispensable pour s’y retrouver.
C’est ainsi qu’Hannah Frances Whelan, artiste anglaise, a lié son compagnon comédien, Unai Lopez de Armentia, à sa danseuse de sœur, Garazi, pour créer la pièce Hautsa. Des poussières de souvenirs intimes, bien réels, se sont assemblées au fil des improvisations. "Le point de départ est une question : je souhaitais commencer avec le moins possible", résume Hannah. "Je voulais savoir quelle était leur relation avec l’inconnu, les choses qu’ils ne comprenaient pas quand ils étaient petits, adolescents, ou même adultes". Une question qui, lorsque l’on essaie d’y répondre, creuse un fossé entre les deux frères et sœurs. Unai, après un périple de douze années artistiques, rentre au bercail natal, la paisible ville de Vitoria-Gasteiz (Alava), mais ne connaît pas sa soeur, six ans plus jeune. Et voilà une deuxième chance tendue par l’art, qui entrelace ici théâtre et danse.
Situation complexe toujours : le passage de l’enfant à l’âge adulte… Voilà dans quoi va s’embarquer Lloba, un personnage né de l’imaginaire du collectif Moï Moï de Ciboure (Labourd), qui donnera un spectacle du même nom. Mêlant danse, vidéo, dessin et musique électro, on y revisite un des rites les plus fantasmés de la mythologie basque : l’Akelarre. "Cela constitue la trame de la représentation", souligne Pierre Lafitte, membre du collectif et coordinateur du spectacle. "Nous avons tous eu une démarche très respectueuse envers l’origine, la tradition, le rituel, point de départ indispensable afin de digérer, décomposer, et réinterpréter cette part infime de culture. L’artiste initiateur, Txomin Ugartemendia, a d’ailleurs suivi la même voie pour proposer des morceaux musicaux de danses basques baignés de musique électro".
Une culture basque qui trouve son équilibre « entre la connaissance et la perpétration de la tradition, et l’envie d’innover, d’essayer, d’expérimenter
Et voilà que l’on parle culture… Terrain délicat s’il en est. Une ambiance familiale en espagnol, mais des chants basques. Une fumée de cigare qui ne masque pas la hiérarchie homme-femme, mais insuffle la première ikastola de la ville, école en euskara aux valeurs nouvelles. Voilà un panorama tout en contradiction qui a "choqué" Hannah Frances Whelan à son arrivée à Gasteiz, avant de la fasciner. Unai né en 1978, Garazi en 1984 : la toile de fond est la fameuse "Transition démocratique". "Il y a certains marqueurs qui témoignent d’une renaissance de la culture basque : les prénoms passent du castillan à l’euskara, les enfants se mettent à parler basque, alors que les aînés communiquent en espagnol… C’est devenu quelque chose de normal, ici, mais vu de l’extérieur, cela donne une impression inouïe ! Comme si, au sein d’un même arbre, les racines étaient une chose, et les feuilles une autre". Puis il y a le rapport aux croyances. Le rejet de l’Eglise, trop associé au franquisme, et ce mysticisme autour de la redécouverte des croyances antérieures au catholicisme. Et voilà "tout un espoir associé à la culture basque".
Une culture basque qui trouve son équilibre "entre la connaissance et la perpétration de la tradition, et l’envie d’innover, d’essayer, d’expérimenter. C’est plutôt dans ce dernier registre que se place Lloba", selon Pierre Lafitte. "Comme toute autre culture, la basque est cloisonnée, notamment par la langue. Mais cela peut s’avérer nécessaire pour garder sa singularité. Cela ne l’empêche pas de suivre les modes, les tendances, ce qui prouve bien une ouverture au monde". Pierre l’a bien vu avec la musique électro, d’abord pas franchement admis dans "le milieu basque", mais qui se retrouve désormais dans tous les Gaztetxe, les festivals, également révélateur de la récente démocratisation de ce genre musical : "c’est bondé partout. Nous avons d’ailleurs créé le festival Baleapop il y a quatre ans, et le succès est au rendez-vous". S’en est suivi un label de musique indépendante, Nabie Production. "Nous recherchons l’autoproduction au maximum, nous ne voulons pas tomber dans le système des subventions, qui peut être un obstacle à notre liberté, même si celle-ci a aussi ses limites, et que l’aide financière de l’ICB était la bienvenue dans le cas de Lloba. Mais cela reste une exception".
"L’apport de la danse, du mouvement, donne l’occasion au spectateur de s’envoler"
Liberté : c’est un terme que le collectif Parasite veut associer au public. "L’apport de la danse, du mouvement, donne l’occasion au spectateur de s’envoler", estime Garazi Lopez de Armentia. Quant au fameux message : "nous savons ce que nous transmettons, mais chaque spectateur peut l’interpréter à sa manière, selon son propre vécu, ses expériences, ses émotions. C’est surtout cela que nous recherchons. Des questions, plutôt que des réponses". Que diable : l’art ne peut soigner tous les maux. Gare donc à l’art-thérapie. "En travaillant à partir de nos souvenirs et de nos peurs, nous sommes un peu allés du côté de la psychologie", poursuit Garazi. "Mais cela s’est arrêté là. Nous sommes vite passés à l’interprétation, de telle sorte que tout ce que nous avons pu expulser de nous-même est désormais à part, et que cela peut être difficile d’y rentrer de nouveau. Mais si nous avions mis plus de nous-mêmes dans la pièce, nous aurions pu voler des moments intimes propres au spectateur".
Pierre Lafitte aime, quant à lui, l’idée d’immerger le public dans Lloba. "Tu rentres dans un monde". Pour renier la réalité ? "Ah, non ! Nous travaillons trop dans le monde réel pour le rejeter… C’est plus une échappatoire, une parenthèse dorée. A nous de saisir le spectateur, de le surprendre". Pour cela, le rythme du spectacle reste fondamental. "Et le mélange des genres artistiques permet de garder une intensité". Cette fusion entre danse, théâtre ou vidéo : dernière tendance en vogue au sein des appels d’offre artistique ? "Pas nécessairement", juge Pierre. "Il me semble que les cloisonnements sont en train de s’effriter, que l’on se croise plus entre différents artistes, et qu’il y a ce souhait de collaborer ensemble autour de projets".
L’alliance des genres a aussi une place considérable dans Hautsa. En témoigne cette phase de préparation avec le sculpteur Xabier Santxotena, "indispensable à la création de matériel", selon Hannah Frances Whelan. "Nous y avons puisé une source immense d’expressions, de mouvement poétique. A tel point qu’il m’a manqué de l’expérience pour savoir quoi en faire. C’était incroyable !". Et que dire de la scénographie, elle aussi tout droit sortie des improvisations, comme l’affirme son créateur, David Alcorta. "Ici, la scénographie est une réponse au travail physique, théâtral, ainsi qu’au scénario. C’est abstrait, mais pas minimaliste. Tout en déconstruction, une disparition qui, petit-à-petit, te colle à la peau. Un monde qui enveloppe les acteurs, mais qui offre une connexion culturelle au spectateur".
Encore ce souci du spectateur… Une obsession ? "Non, c’est plus une inquiétude d’attirer du monde, c’est l’un des plus gros obstacles à franchir", explique Pierre Lafitte. "Au moins, que les gens viennent, qu’ils voient, et jugent sur place. Que le spectacle Lloba tourne, au Pays Basque et ailleurs ; que les spectateurs partagent, comparent, débattent : nous ne sommes pas là pour plaire, de toute manière. C’est important de trouver son public, mais on peut vite s’y satisfaire, et cela peut devenir périlleux pour l’artiste, et son oeuvre". C’est bien connu, mieux vaut que le péril jeûne.
Dans le genre politiquement incorrect : "j’entretiens personnellement ce souci de plaire, oui. Ce serait mentir que d’affirmer le contraire". Hannah Frances Whelan n’y va pas par quatre chemins. "Mais ce que nous avons recherché pour Hautsa, c’est un confort initial du spectateur, pour pouvoir nous permettre le luxe d’aller loin dans l’abstraction, le fantastique. Il y a un va-et-vient permanent entre le particulier et l’universel". Voilà comment un spectacle prend vie, en travaillant directement avec le public, "à part qu’on lui ouvre ou ferme nos portes quand on veut"… Histoire de contredire ce bon vieux Oscar Wilde, qui affirmait que l’opinion publique n’existe que là où il n’y a pas d’idée.
Le mois de novembre verra donc deux nouvelles créations, Hautsa et Lloba, enrichir l’art basque. Une culture millénaire portée par des jeunes, une langue basque emmenée par des troupes cosmopolites. L’euskara reste décidément un carrefour d’inspiration et de création, même au siècle Hogei’ta.