Oskar Alegria (1973, Pampelune, Navarre) était journaliste-télé. Un besoin de liberté l’a mené à Hélette, ainsi qu’aux portes du cinéma : son premier long-métrage, Emak Bakia Baita, a connu un succès retentissant. L’Institut culturel basque lui a fait commande de quatre films pour l’exposition SOKA. En y chatouillant les anciens danseurs Filipe Oihanburu et Jean Ospital, il apporte sa couleur au savoir encyclopédique de l’exposition.
Il paraît que vous avez appris vos premiers mots d’euskara avec votre oncle : quel âge aviez-vous ?
Sept ans. Si l’on regarde la carte des dialectes basques de Bonaparte, la frontière de l’euskara, au sud de la Navarre, dessine comme une larme : c’est là que se trouve Artazu, le village natal de mes parents. Etant un peu à l’écart du chemin de Saint Jacques, ils y ont préservé un peu plus l’euskara, dans un secteur où la langue se perdait à grande vitesse. Notre oncle était missionnaire, et il avait acquis l’euskara et sa ferveur au séminaire : il me parlait toujours en basque, même s’il ne s’agissait que de simples mots. En plus de cela, mon père, qui était bouvier, a également eu son influence sur mon parcours personnel : en allant vivre en ville, il a eu l’obsession de recueillir les derniers mots en euskara de son village natal. Même s’il ne parlait pas la langue, il a côtoyé les anciens, pour publier un livret de 257 mots en basque. Il s’agit essentiellement de termes paysans, avec des noms d’outils ou d’oiseaux, tels que kostalangorri.
Mais en quoi cela vous a-t-il influencé ?
Je crois que j’ai pris la suite de cette obsession, par des formes différentes, et dans mes propres domaines. Je suis en train de travailler avec ce qui disparaît, même dans mes films. J’ai toujours pensé que lorsqu’un mot disparaît, l’objet en fait de même. Voire tout un monde. Il y a, à Ibardin, un petit col nommé Aire-Leku (lieu d’air) : en s’y trouvant, on comprend vite la raison de ce nom. Mais de nos jours, on ne fait plus attention à ce genre de détail, et nous ne sommes plus capables de voir ce monde-là.
Avez-vous vécu l’exode de vos parents ?
Non, ils étaient déjà installés à Pampelune. A l’époque, tout le monde effectuait ce cheminement. Mes parents ont connu la faim. Mon père garde un lien intense avec son village natal. Ce n’est pas le cas de ma mère, parce qu’elle y a beaucoup souffert. De nos jours, il serait plus simple de vivre à Artazu, grâce aux nouvelles technologies, ainsi qu’à de meilleures infrastructures. C’est aussi pour cela que certains y sont retournés, ou que d’autres ont pu rester là-bas. Quoi qu’il en soit, je souhaiterais évoquer ici un homme d’Artazu : Francisco Albistur Albistur. Il vivait seul, de l’autre côté de la rivière Arga, dans une borde, sans eau ni électricité, avec quelques vaches. Il était euskaldun. Et sauvage : il attrapait lapins et sangliers dans des pièges, s’échappait en apercevant quelqu’un. Il traversait la rivière en glissant sur un câble, puisque les ponts étaient trop éloignés de chez lui. Je me vois encore caché derrière mon père, tellement cet homme m’effrayait. Il ne communiquait qu’avec notre oncle, puisque celui-ci parlait euskara : il s’ouvrait dans sa langue. A l’heure de l’angélus, les deux hommes se retrouvaient tous les jours pour se parler d’une rive à l’autre. C’était, pour moi, la langue de la rivière ! Ils n’avaient pas besoin de crier : ils s’adaptaient à la musique de l’Arga, afin d’évoquer les choses quotidiennes, et certainement plus.
Cette poésie a également dû vous influencer...
Bien évidemment ! Mais notre oncle décéda. J’ai su que notre homme se rendit ce jour-là au bord de la rivière, à l’heure habituelle. Notre oncle n’était pas au rendez-vous. Ni le lendemain. Je me suis toujours demandé ce qu’il avait dû se passer dans sa tête lors de la perte de l’un de ses rares interlocuteurs. L’euskara a disparu en même temps que cette relation. Ainsi qu’un monde, une civilisation. Qui s’ouvrait en basque. J’ai, depuis la mort de cet homme, été filmer sa borde. Noircie par la fumée, sans livre. J’ai aussi su qu’il vivait sans argent ; il avait passé un marché avec un boucher de Pampelune : il recevait un agneau en échange de gibiers.
Vous avez là de la matière pour un film particulier...
J’ai préféré en tirer une philosophie de vie. Francisco est pour moi un héros : je veux être comme lui, il est responsable de ma vie actuelle ! Avec l’âge, j’ai compris qu’il a vécu au plus près de la liberté. Et que, de nos jours, il est de plus en plus difficile de vivre librement. J’ai depuis parlé avec un villageois qui a connu notre homme : lors d’une tempête de neige, il l’aida à rassembler ses vaches, mais avait dû, à cause de la neige, rester dans sa borde. Durant sept jours. Cela lui a été une incroyable expérience : il paraît qu’il priait pour que la neige n’arrête pas de tomber, tellement il se sentait bien au sein du monde de Francisco ! Je veux bien le croire. J’en suis même jaloux !
La télévision vous était une prison ?
Plus que la télévision, le journalisme. Même si ce métier m’a donné de la force et de la foi, lorsque l’on est au sein d’un média, il y a des délais, un salaire, un patron. Un domaine limité, et un public à viser. En résumé : des obstacles. En même temps, c’est aussi de là qu’un besoin de projet personnel a enflé. Une fois étant au Labourd, une obsession autour de Man Ray est apparue, ainsi que l’occasion de pratiquer ma liberté : c’est de là qu’a jailli le film Emak Bakia Baita. Je me suis engagé dans une sorte d’échappatoire assez effrayant, parce que je savais que je n’allais plus revenir sur mes pas. Je ne serais plus capable de revenir au mode de vie du journalisme. Je vis ce chemin comme une drogue, ou comme une relation entre un berger et la montagne. Je n’ai pas besoin d’argent. Certains de mes amis nécessitent 10 000 euros pour faire un film : je peux en faire cinq à ce prix-là, parce que je crée et produis depuis ma liberté. J’ai des propositions pharamineuses, avec de gros salaires et tout ce que l’on veut, mais je les refuse. Je me trouve au milieu de la forêt, et souhaite y rester. C’est aussi pour cela que je suis passé du Labourd à la Basse-Navarre, et il se pourrait bien que je me rende en Soule. Mais je ne me sens pas encore prêt pour cela... et peut-être que les Souletins ne sont pas encore prêts à m’accueillir !
Quelle relation avez-vous avec le temps ?
Le temps est ce qu’il y a de plus couteux : comme nous ne le maîtrisons pas, il est un luxe dans notre mode de vie actuel. Mais je ne me tracasse pas avec les délais. J’ai par exemple passé, pour le film Emak Bakia Baita, une semaine à attendre la pluie à Paris. Je recherchais une image concrète : une goutte de pluie s’écoulant de l’œil du portrait de la tombe de Man Ray, comme s’il s’agissait d’une larme. Lors de ces moments qui exigent du temps, je me sens très proche de Francisco Albistur, à pratiquer la liberté, même si cela ne me rapporte pas d’argent.
Quelle est l’importance des prix, des récompenses ?
Le fait qu’Emak Bakia Baita soit traduit en quatorze langues a été la meilleure des récompenses. Le film a récemment été traduit en japonais, et choisi par le prestigieux festival Yamagata : je m’y rends en octobre afin de le présenter. Quand je pense au mode de réalisation de cette œuvre – sans subvention, seul, avec passion et non pour raison financière – c’est incroyable d’avoir un tel résultat au bout. Je n’avais pas de telles ambitions, et je ne crois pas qu’il faille penser à ce genre de choses en réalisant un film. D’ailleurs, en filmant Emak Bakia Baita, je n’ai pas trouvé de trésor en or sous la mer, mais des trésors de mots : Mixel Etxeberri, doyen de Bidart, connaît les noms de rochers engloutis du port. Lorsqu’il décèdera, les rochers disparaîtront, même s’ils font le tour du monde dans mon film.
A moins que quelqu’un ne donne un nouveau sens à ces rochers...
Exactement, mais cela me semble improbable dans la situation actuelle de Bidart. Mixel a fait tout ce qui était dans son pouvoir : il a récupéré, débarqué ces noms-là. Ils sont parmi nous, et on ne sait pas ce qu’il leur adviendra !
Mais vous n’allez pas faire fortune avec de vieux mots... Comment vous en sortez-vous financièrement ?
Je suis directeur artistique du festival Ikuspuntu de Pampelune, ce qui me garantit un salaire. Je suis débordé la moitié de l’année, mais le reste du temps, j’ai la chance de m’occuper de mes affaires, ce qui est bien agréable. Le festival me nourrit aussi artistiquement, mais je ne crois pas que regarder autant de films en aussi peu de temps soit bénéfique. Je prends des idées, apprends beaucoup, et recherche à être comme un enfant. L’humilité. Je suis un novice sans ambition du cinéma : un intrus ! Mais je me rends compte que 5% des producteurs sont humains : les autres ne pensent qu’à l’argent. C’est là que l’on apprend à dire non.
A préserver une cohérence...
C’est l’exercice le plus difficile actuellement ! Un spectateur m’a un jour dit que ma cohérence était visible dans mon film. Mais ce n’est pas facile de maintenir un cap.
Vivre à Hélette doit probablement aider...
Et comment ! Puis je traverse tellement la frontière que je me sens comme un contrebandier. Je ramène à Pampelune les mots appris en Pays Basque nord, traverse les cols avec mes images. Une fois, à Otsondo, je me suis fait contrôler par la Guardia Civil en pleine nuit, alors qu’il pleuvait à torrents. Il a fallu que je montre le contenu de ma caméra. Et voilà le sergent qui se met à contempler mes vidéos... Il a été le premier critique d’Emak Bakia Baita ! Il me posait des questions, j’essayais de lui expliquer tant bien que mal... Il n’avait rien compris ! Et j’ai alors pensé que ce n’était pas forcément mauvais signe ! Si l’art est trop ordonné, comment dire... Cela ne me plaît pas d’avoir les idées trop claires lors d’un projet : ni dans ma tête, ni durant le processus du film, ni dans le résultat que je dévoile au spectateur.
Vous avez préservé ce flou artistique pour les quatre films de l’exposition Soka ?
Je dois d’abord dire que c’est un projet qui m’est tombé du ciel. Tourner avec des anciens, c’est pour moi un cadeau. Je ne parle même pas de la liberté dont j’ai bénéficié. J’ai tenté d’être en accord avec l’exposition, en laissant ma trace, laissant imaginer ce que la part encyclopédique peut signifier. Avec Filipe Oihanburu, il était plaisant de jouer avec la mémoire, un passé prestigieux, et son empreinte.
Avez-vous ressenti, dans le cas d’Oihanburu, de la souffrance ?
Non. Ou alors vraiment une pointe. J’ai voulu placer le spectateur en tant que témoin du quotidien d’un danseur. J’ai été inspiré par le spectacle de Mizel Théret, Oroitzen naiz. Cela a été quelque chose de filmer un corps de 94 ans en train de nager. Il s’agit également d’un jeu avec la mémoire. Lorsqu’un ancien ne parle pas ou reste immobile, il est pensif. Je suggère qu’il se plonge dans ses souvenirs. J’ai alors employé les images d’archives de Filipe, filmés en super 8, qui sont de mauvaise qualité, floues : il me semble que de telles images troubles dansent dans notre mémoire.
Et ces chaussettes vertes [Titre de l'un des 4 films présentés dans l'exposition SOKA] ?
Elles aussi ont leur source au sein du spectacle de Mizel Théret : dans le making-of, on y aperçoit Filipe vêtu de blanc, mais avec des chaussettes vertes. Tout le monde ne peut pas porter de chaussettes vertes sans être ridicule. Filipe Oihanburu, oui. Regardez ses cheveux blancs, sa moustache, son allure : c’est une définition de l’élégance ! Peut-être que nous sommes verts au moment de porter notre culture, et qu’il nous manque une certaine élégance. Nous n’allons pas nous en sortir en restant au niveau de notre folklore. Filipe Oihanburu a parcouru le monde avec élégance, en gardant une âme verte, fraîche : c’est la métaphore que j’insinue avec les chaussettes vertes. Cela a aussi quelque chose à voir avec Man Ray.
Mais on a reproché à Filipe Oihanuburu d’être trop folklorique...
Pourtant, il me semble qu’il a accompli des choses audacieuses. Mais je me suis rendu compte de l’incroyable clash au sein du monde de la danse basque. Des désaccords qui plus est devenus personnels. Il ne me semble pas que le bertsolarisme connaisse pareille situation. J’ai en tête la citation d’Enrique Morente, qui a laissé une incroyable empreinte dans le monde du flamenco : "plus que des puristes, ce sont des purs qui nous manquent".
Malgré tout, avez-vous ressenti que des choses disparaissent dans la danse ?
Je ne suis pas spécialiste de la danse, ni de quoi que ce soit ! Je suis un ardent défenseur de l’intrusion, parce que nous découvrons toujours les choses pour la première fois. J’ai le sentiment que dans la danse basque, comme dans beaucoup de domaines, on a perdu en authenticité. Ces dernières années, la plupart des danses ont été produites pour les touristes, en perdant du sens. On a gardé le beau, voire le spectaculaire. Pour caricaturer mon idée, je dirais que l’on ne danse plus que la godalet dantza (danse du verre). Pour les yeux. Et cette hypnose a fait perdre les récits, l’histoire, la substance, le fond... Malgré un impact dans l’immédiat, je ne crois pas que cela perdure dans la mémoire, avec ce que cela a pour conséquence dans la transmission.
Comment expliquer cela... par le biais d’images et de courts-métrages ? Cela semble paradoxal...
On voit là l’importance de la philosophie choisie pour faire un film. J’aurais pu faire le choix du spectaculaire. Mais je veux apprendre à filmer ce qui disparaît : c’est mon université actuelle. Je préfère choisir la tension de la suggestion. Dévoiler ce qui est caché... sans l’expliquer. Mais aussi sans trop l’enfouir ! C’est comme à cache-cache : si l’on se dissimule trop bien, les copains vont arrêter de nous chercher, et on finit tout seul. Dans le cas de Soka, je n’ai pas de craintes à ce sujet, puisque mes films sont au cœur d’une exposition. J’ai voulu donner un écho personnel à ce savoir, en suivant le fil de la suggestion de métaphores.