Marga Berra

Marga Berra

"La diversité linguistique me semble être un signal de solidarité et d’ouverture"

  • ICB - Xan Aire
  • 10-04-2017
  • Langue : Basque

Marga Berra Zubieta (1990, Hendaye, Labourd) est graphiste et artiste. Elle vit à Paris, tout en gardant un pied et son âme au Pays Basque. Elle présente à la médiathèque de Biarritz l’exposition In Varietate Concordia, réalisée dans le cadre de Donostia 2016, afin de chatouiller les esprits d'un écho provoqué entre les langues.

Hendaye, croisement des langues et cultures... Quelles places avaient-elles, au sein de votre enfance ?
J’ai été élève de l’ikastola, et lorsque nous étions en CP, une nouvelle élève nous a rejoints : Kristiñe Txoperena. Elle ne comprenait pas un mot de français, et ses parents avaient su que dans notre foyer, comme chez eux, deux langues se côtoyaient : nous avons toujours parlé basque avec notre père, et français avec notre mère. Nous avons donc procédé à un échange - compte tenu que l’euskara était garanti dans chaque foyer, à l’ikastola et dans notre relation amicale – pour que Kristiñe apprenne le français, et moi l’espagnol : nos vacances étaient scindées en deux, et je prenais un immense plaisir à m’approprier une troisième langue. Mais je ne me rendais pas forcément compte de ma chance : l’importance de cette richesse, une telle ouverture à l’âge de sept ans, une solidité, sans oublier que nous avons appris l’anglais au collège. Dès tout jeune, on sait que le monde n’est pas regardé d’une seule manière.

Les préjugés perdurent pourtant, particulièrement vis-à-vis du modèle immersif en euskara...
Les gens n’ont qu’à constater que le fait d’avoir appris à écrire et compter en euskara ne nous a pas empêché de suivre nos études dans d’autres langues, ni de travailler dans le monde entier... L’immersion en basque, c’est une ouverture : ce n’est pas un modèle monolingue, puisque l’immersion apporte un équilibre, en donnant une solidité en euskara dans un environnement majoritairement non-bascophone. De ce socle, on apprend à jouer avec les langues, et à 18 ans, on peut parvenir aux portes de l’université avec quatre langues maîtrisées.

Par contre, Txingudi n’est pas Bilbao... Qu’est-ce qui vous a destinée à vivre de l’art ?
Nos parents nous ont toujours ouvert à l’art : le théâtre, la danse, les expositions... Maindi, une cousine d’un an mon aînée, avait choisi d’aller étudier les Arts Appliqués au lycée Cantau. Cela m’avait chatouillé l’esprit : j’avais pris ce que l’ikastola pouvait me donner, et besoin d’un baccalauréat spécial, qui ne serait malheureusement pas en basque, et se déroulerait sans mes amis.

Cantau n’est pas forcément connu pour produire de fins artistes...
(Rires) C’est vrai que ce sont plus des maçons et des plombiers qui en ressortent ! Pourtant, la filière suivie nous a donné un socle intéressant : aiguiser l’esprit critique, effectuer des analyses fines, étudier les fonctions des objets... Nous avons appris très tôt à apporter un regard particulier à notre entourage, ainsi que l’exigence du travail. Il s’agit, là encore, d’un socle solide...

Que vous avez poursuivi aux beaux-arts...
A Orléans, oui : il y avait des établissements plus proches, comme à Biarritz, mais j’avais besoin d’aller loin. Je souhaitais poursuivre une filière artistique, sans toutefois avoir d’idée précise : les beaux-arts pouvaient m’offrir un large éventail. Tout en sachant que le design de l’espace et de l’objet est enseigné à Orléans : quelque chose m’attirait dans cette histoire. J’y ai appris l’autonomie, au moment de mener des projets, mais également dans l’expression et la technique. En deuxième année, je savais que je me dédierai au design graphique. Puis il y avait l’occasion de voyager grâce à Erasmus, tout en continuant d’étudier : je suis partie en Estonie pour ma quatrième année.

Pourquoi l’Estonie ?
A l’origine, je souhaitais aller à Istanbul, mais cela n’a pas pu se faire. J’ai eu beaucoup de peine, mais on m’a vite informée d’un nouveau partenariat avec la ville de Tallinn : un représentant local m’a donné envie de tenter l’expérience, qui s’est avérée incroyable ! Je ne voulais pas aller, par exemple, en Italie, puisqu’il n’y a pas tellement de différence avec les écoles françaises. J’ai en revanche pu vivre quelque chose de réellement différent en Estonie : j’y suis allée un mois avant, afin de prendre des cours d’estonien, de m’immerger dans cette langue si particulière ; les professeurs étaient très jeunes, avec un point de vue différent sur le graphisme. Puis historiquement, on ressent un passé aussi lourd que proche : c’est quelque chose de le vivre de l’intérieur. C’est une confrontation plus profonde.

La culture d’école d’art y est donc différente de celle de la France ?
Oui. J’ignore si c’est parce que nous étions dans le cadre d'Erasmus, mais nous pouvions suivre toutes les classes souhaitées : j’ai choisi la scénographie, la céramique ; ils ont une chorale, dans laquelle j’ai chanté... Puis ils travaillent avec peu de moyens : en scénographie, nous avions une seule imprimante, en noir et blanc et de format A4. A Orléans, nous avions presque une imprimerie à notre disposition ! Mais ce mode de fonctionnement s’avère très intéressant, puisque cela pousse à rechercher d’autres ressources, en particulier en chacun de nous et collectivement.

C’est peut-être plus adéquat pour répondre aux attentes de la vie ?
Il s’agit là du problème qui touche la majorité des écoles : on n’est pas formé pour vivre de l’art. On ne sait pas monter un budget, ni évaluer le coût d’une journée de travail... En sortant de ces écoles, le but est pourtant de faire un métier de ce que l’on a appris. Mais je crois que le problème est le même en Estonie. Quoi qu’il en soit, cette étape a été l’étincelle de mon premier projet autour des langues : j’ai présenté un mémoire intitulé Déjouer Babel, en 2013. En estonien, le mot “aitäh” signifie merci : cela fut évidemment une surprise, puisque l’homophone “aita” signifie père en basque ! Mais je me suis prise au jeu, qui est devenu par la suite un dialogue : que peut donner un écho entre les langues...

Il s’agit du socle de l’exposition In Varietate Concordia...
Tout à fait : je souligne là l’importance de la diversité linguistique, l’idée selon laquelle chaque langue préserve un monde, la fonction de la traduction... De retour à Orléans, je me suis mise à travailler avec quatre élèves Erasmus : un Anglais, un Polonais, un Espagnol et un Allemand. J’ai approfondi avec eux le dialogue, ainsi que l’écho, avec les mots d’abord, puis avec les phrases. De là, j’ai décliné des affiches, un livre et un site web. C’est ce que j’ai présenté aux agents de Donostia 2016, en apprenant que la diversité linguistique serait un de leurs volets, et qu’ils souhaitaient quelque chose de participatif. Au final, nous avons décidé de nous dédier à onze langues parlées à Saint-Sébastien, puisque “hamaika” signifie onze en basque, mais aussi la diversité, la multiplicité ; nous nous sommes immergés dans un vaste projet avec les habitants de la ville : une trentaine de personne a répondu à l’appel, nous en avons retenus onze, et la poésie qui en est ressortie a été affichée dans les rues, sans oublier le livre et le site web qui en ont découlé.

Les personnes croisées sont-elles conscientes du péril de la diversité linguistique mondiale ?
Je crois que oui. En tout cas, cela a été quelque chose de travailler ici-même cette diversité, de se rendre compte qu’il s’agit d’une caractéristique de ce pays, même si les perceptions sont différentes. Des onze personnes participantes, neuf parlaient basque comme vous et moi : Aurel a choisi de parler euskara à ses enfants, même si sa première langue est l’albanais. Tous n’ont pas fait ce choix, mais il s’agit de personnes conscientes de la réalité des langues. Donostia 2016 souhaitait d’ailleurs insuffler cela.

Mais quand évoque-t-on la place faite aux langues minorisées ?
Il s’agit d’un autre projet, travaillé lors de Donostia 2016. Pour ma part, le but était de mettre toutes les langues sur le même plan : c’est aussi ce que j’ai illustré graphiquement dans mes supports. J’ai également voulu montrer que chaque langue se défend aussi sur le plan lexique, en mettant en avant une richesse. Mais en même temps, en disant “itsaso” en basque, et “sea” en anglais, on n'évoque pas la même mer : chaque langue est un monde. En wolof, nous avons traduit “nor” par l’été, mais il ne s’agit pas exactement de cela : c’est la saison sèche, que nous ne connaissons pas. Une incroyable richesse et poésie en découle, ainsi qu’un échange : il me semble que cela peut constituer une passerelle ou un seuil intéressant pour pouvoir aborder le sujet de la place des langues minorisées.

Comment réagissent les gens ?
La surprise et la joie ont été les réactions majoritaires. D'où aussi le titre In Varietate Concordia.

Est-ce par ironie que vous avez choisi un titre en langue morte (en latin) ?
(Rires) Je ne souhaitais pas choisir une des onze langues, et In Varietate Concordia, c’est aussi la devise de l’Europe : l’égalité dans la diversité. C’est également l’objet de l’exposition, mais avec une nuance : la solidarité. On peut aller plus loin ensemble, mais en se connaissant, en s’écoutant, en acceptant la différence. La course de la Korrika  cette année aborde également ce sujet, avec le thème Batzuk : il y a des choix, des modes de vie différents en langue basque, et c’est cette diversité qui donnera de la force à l’euskara. Et même d’un point de vue mondial, la diversité linguistique me semble être un signal de solidarité et d’ouverture, tout comme de nos limites : certains sons ne figureront pas dans toutes les langues. Nous pouvons nous rejoindre, mais jusqu’à un certain point : ce seuil est beau, enrichissant. Si on dépasse cette limite, je crois que nous allons vers l’uniformisation... Par exemple, cet anglais que l’on nomme globish, est très pauvre : elle est liée à la globalisation, dans son pragmatisme, dans son efficacité. Cela tuera les langues : ce n’est pas le chemin à suivre.

Et Donostia 2016, est-ce le chemin à suivre ? Vu de l'extérieur, il semble qu’il y a eu là une immense somme d’argent dédié, dont nous nous sommes emparés, puis...
Le fait de n’avoir pas mené de projet durable a effectivement nourri les critiques. En même temps, j’ignore si le mien aurait atteint cette taille sans être passé par là, ni si une suite telle que l'exposition de Biarritz aurait été envisageable aujourd’hui. Mais nous ne devons pas tous vivre de la même manière cette période post Donostia 2016...

N’y-a-t-il pas une ambiance de lendemain de fête, chez les artistes et les associations : n’est-ce pas trop dur de retrouver sa précarité ?
La fin d’année 2016 a été assez bizarre, oui : c’est terminé, point-barre. Mais cette ambiance régnait aussi au sein-même de la fondation Donostia 2016. C’est pour cela que des structures solides pour travailler une politique culturelle sont importantes, puisque c’est aussi grâce à l’ICB que je suis à Biarritz. Je ne souhaitais pas que tout se termine à Saint-Sébastien : non seulement pour moi-même, mais parce que ce projet a de quoi dire ici et là.

Au final, on interroge là la place de l’art et de la culture... Ne jouons-nous pas avec l’instrumentalisation, via ce système de capitale culturelle ?
On flirte avec, oui, puisque ce mode de fonctionnement ne permet pas une action durable. Ils financent la production de projets, on se met quelque part sous cette dépendance, mais on finit par revenir au même point : il n’y a jamais d’argent pour la culture, dans son sens et son devoir le plus profond. J’ai aussi utilisé Donostia 2016 comme tremplin : je ne veux pas que mon projet soit une sorte d'examen de conscience vis-à-vis des langues, puis, rien par la suite. J’évoque un sujet de niveau mondial, universel : cela n’a pas de sens de se cantonner juste à des affiches. J’ai vu la joie des gens, leur surprise, et je souhaiterais qu’à partir de là, nous allions plus loin, surtout dans une période si particulière, dans laquelle nous nous fermons de manière dangereuse.

Vos affiches relèvent-elles de la consommation ou de la culture ?
Ces affiches demandent une implication. Ce n’est pas quelque chose que l’on intériorise au premier coup : ce n’est pas de la publicité. Il y a une phrase, on doit chercher dans quelle langue elle est écrite, quel est son écho avec les mots environnants, ainsi qu’à l’intérieur de soi. C’est l’une des critiques qui m’a été faite : on ne comprend pas immédiatement, ou bien sans mes explications. Mais je ne recherche pas cet impact immédiat : je donne des clés, mais c’est à chacun d’ouvrir celle de la compréhension. Si tel est son souhait : dans le fond, il s’agit aussi d’un thermomètre de la société... Particulièrement vis-à-vis de l’implication. Je suis aussi graphiste, et je vois comment tout est facilité de nos jours. Mais les gens ne sont pas bêtes, ils savent penser, et on les traite comme des moutons ! Donnons-leur donc l’occasion de s’élever...

De quoi vivez-vous ? Ce projet est-il un plus ?
Le graphisme me donne mon pain quotidien, mais je ne sais jamais jusqu’à quand, j’ai des orientations plutôt floues, même si je concrétise des collaborations très intéressantes. Les projets tels que In Varietate Concordia, je les vis d’une manière différente. C’est un équilibre, comme vivre entre Paris et le Pays Basque. Les deux réseaux se nourrissent autant qu'ils m'enrichissent.

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