Joseba Aurkenerena (1956, Saint-Sébastien, Guipuzcoa) est professeur de basque. Il a publié bon nombre de livres, notamment au sujet des croyances traditionnelles basques. Membre de l’association Begiraleak de Saint-Jean-de-Luz, il vit désormais à Urrugne, où il participe à la Cavalcade Zintzarrotsa le 7 juin 2014 à 20h30, et le 15 juin à 17h, au fronton municipal d’Urrugne.
Etant petit, aviez-vous des rêves particuliers ?
A vrai dire, non… Peut-être parcourir le monde, et connaître le Pays Basque. J’ai depuis toujours aimé les cultures et je me suis contenté de ce que j’avais sous la main.
Dans votre enfance, à Saint-Sébastien, quelle était la place de la culture basque ?
Même si j’y suis né, ma mère était d’Ataun, membre de la famille de Barandiaran. A Saint-Sébastien, la place de l’euskara était moindre : à la maison, entre amis… A l’école, tout se faisait en espagnol. Je crois ne m’être rendu compte de deux langues distinctes que lorsqu’on m’a puni pour avoir parlé basque. Cela a attiré mon attention. Par exemple, maman s’appelait Maritxu, mais à l’école, on me disait qu’elle se prénommait Maria ! C’est ainsi que j’ai différencié les euskaldun des autres. J’en ai un peu souffert, mais parmi les frères enseignants, à l’école, il y avait des partisans de l’euskara : ils nous apprenaient des chants basques, en cachette, ou jouaient à la pelote, en soutane, en dehors des heures de cours…
Et à la maison ?
Ma famille maternelle a depuis toujours été attachée à la mythologie, à travers les contes et les légendes. Je passais l’été à Ataun, dans la ferme natale de ma mère. Mon père était un kaskarin qui connaissait beaucoup de contes anciens, même s’il ne parlait pas basque. D’ailleurs, je vais prochainement les publier dans un recueil. Papa était un rêveur, abertzale, attaché à ce monde-là. De part ma basquitude, le Pays Basque n’a toujours été qu’un pour moi : il n’y avait ni Iparralde, ni Hegoalde.
Quand vous-racontait-il des contes ?
Nous n’avions pas de télévision, et donc les contes prenaient beaucoup de place. Aujourd’hui encore, je ne comprends pas l’intérêt de rester devant la télé. La transmission orale a eu une place fondamentale en moi. Malgré tout, j’ai perdu l’euskara, avant de le récupérer, dans une école clandestine dénichée par ma mère. Elle ne dura que trois mois, le professeur ayant été emprisonné, soupçonné d’appartenir à ETA. J’ai appris la grammaire de manière autodidacte.
Vous deviez être viscéralement attaché à l’euskara…
Oui, et conscient. Ma grand-mère était farouchement abertzale. Avec les religieuses, elle installa une ikurrina qu’elle avait elle-même cousue. Elle était membre d’Emakume Abertzale Batza. Elle dut fuir à Saint-Sébastien, forcée par les carlistes d’Ataun voulant fusiller son mari. Mais amatxi disait qu’elle retournerait à Ataun avec le drapeau basque flottant au vent. De nos jours, je crois que la majorité des habitants d’Ataun sont abertzale. Quant à mon parrain, il gagna beaucoup d’argent dans le bâtiment, et à la demande du sculpteur Oteiza, il ouvrit la Galerie Barandiaran à Saint-Sébastien, lieu de rassemblement du mouvement Gaur.
Ayant grandi dans cette ambiance, quel lien faites-vous entre le fait d’être abertzale et euskaltzale (partisan de l’euskara) ?
Je ne pense pas que l’on puisse être en faveur de l’euskara sans être abertzale. J’ai des amis euskaltzale qui affirment ne pas être abertzale, mais je ne les crois pas ! Basque-Français notamment, est une gageure. Comment peut-on être chat-chien, hippopotame-girafe ? Même si certains, comme Frantxoa Maitia, disent qu’ils ne sont pas abertzale, cela me paraît improbable. Il ne fait pas partie d’un mouvement abertzale, mais il ne parlerait déjà plus basque s’il était réellement Français.
Aujourd’hui, vous êtes professeur de basque auprès d’adolescents : comment voyez-vous leur attachement à l’euskara ?
Je travaille à Irun, à l’ikastola Txingudi. Il s’agit là d’enfants de personnes ne parlant pas basque, contrairement à la vallée de Tolosa. Ils ont un attachement particulier pour l’ikurrina entre autres, il est clair pour eux qu’ils ne sont pas Espagnols, mais ils n’aiment pas l’euskara autant que nous le voudrions, même s’ils maîtrisent très bien la langue. C’est notre lutte quotidienne.
Que leur manquent-ils ?
Le pouvoir politique, avec un statut d’autonomie. Nous continuerons à revendiquer, pas à pas, jusqu’à y parvenir, mais tant que nous n’aurons pas d’indépendance, il nous sera impossible de passer à autre chose. Où a-t-on vu, dans le monde, un développement culturel sans pouvoir politique ?
En Catalogne ?
Concernant les jeunes, les catalans sont confrontés, inquiéts, aux mêmes problèmes qu’au Pays Basque. Mais nous parviendrons au pouvoir politique au cours du XXIe siècle.
Vous êtes optimiste, vous…
Nous y parviendrons lors de la première moitié de ce siècle. Les rivières se déversent toujours dans la mer ; l’avenir des pays tend vers la liberté. Nostradamus a une très jolie prophétie : « Lorsque l’ours slave et le lion musulman mangeront l’Europe, le vieux pays vivant des deux côtés du désastre agitera gaiement le drapeau de la liberté ». Là, il s’agit de nous. Il y a eu des creux politiques par le passé, et les cartes géopolitiques ne sont pas éternelles.
N’évoquons-nous pas là des rêves trop ambitieux ?
Il s’agit de la vérité, de ce qu’il va se passer. « Geroak erranen », l’avenir le dira, comme vous le dites ici…
En venant vivre ici en Pays Basque nord, quelles ont été vos premières impression ?
En m’installant à Urrugne, j’ai été effrayé de me retrouver dans un milieu exclusivement français. Je me souviens avoir pensé que l’euskara avait disparu, et que mes fils ne sauraient même pas le parler. Il y a ici deux mondes parallèles. Nous, nous vivons entre euskaldun, et n’employons jamais le français ou l’espagnol. Je me suis toujours senti mal à l’aise avec les autres.
Et quelle perception ont les habitants d’Hegoalde du Pays Basque nord ?
Il me semble qu’ils l’ont idéalisé. Ils veulent entendre l’euskara partout. Vivre en Iparralde ce qu’ils n’ont pas en Hegoalde. Les Catalans ont l’Andorre, où la seule langue officielle est le catalan… Mais nous n’avons guère d’Andorre, et le Pays Basque nord ne l’est pas non plus ! Lorsqu’ils entendent parler français ici, un mythe s’effondre pour eux. Malgré tout, il me semble que l’inverse est aussi vrai, que l’on croit ici à un Pays Basque sud où tout le monde parle euskara…
D’où viennent ces croyances ?
Du manque de relations… Et en plus, si on parle le dialecte de Biscaye en Soule, comment allons-nous nous comprendre ? Une grand-mère souletine me dit un jour qu’autrefois, il n’y avait que les Souletins et les Manex. Puis, il y eut les Espagnols (appellation donnée aux habitants d’Hegoalde). Et désormais, il y a ceux de Biscaye : « nous sommes de plus en plus ! », pensait-elle.
Dès votre arrivée, vous avez incorporé l’association Begiraleak… Quelle est sa fonction, dans le paysage luzien actuel ?
Depuis l’époque de Betti Betelu, on peut affirmer que la danse basque est le moteur de Begiraleak. Le chant a aussi son importance, mais dans un second plan. Viennent ensuite la gastronomie, les activités de randonnées en montagne, ainsi que la littérature. Il y a aussi les ateliers de pratique orale de l’euskara, ces dernières années.
Et quelle est la place de l’euskara dans la danse ?
Les cours se font en basque. Certes, parmi les élèves, certains maîtrisent plus ou moins bien la langue, mais on parle d’abord en français, ensuite ils s’intègrent. Les cours des enfants et des jeunes s’effectuent en euskara. Nous dispensons cependant des cours aux seniors en français.
Et quel sens donne-t-on à la danse à Saint-Jean-de-Luz ?
L’association Begiraleak veut montrer que la culture basque n’est pas seulement du folklore, mais qu’elle repose sur un vécu lié au mode de vie des basques, transmis depuis des siècles. La danse n’est pas seulement pour les touristes, même si l’on n’écarte pas cet aspect. C’est intéressant de leur dévoiler la réalité d’un pays vivant. La transmission effectuée lors des cours est aussi importante que celle montrée dans la rue. De nombreux membres de l’association sont imprégnés des coutumes évoquées dans le milieu familial.
Pensez-vous que la danse observée dans la rue par le touriste est différente de celle qui est dans votre regard ?
Oui. Ce que voit le touriste, c’est un spectacle qu’il veut prendre en photo, pour le montrer à ses amis. Pour nous, c’est une activité que nous aimons et qui donne du plaisir à la vie. La vie me serait bien plus pénible sans le chant et la danse ! A Herri Urrats, je n’ai cessé de danser… toutes les danses, mal, mais toutes ! Mon médecin me préconise de commencer à arrêter… Mais moi, je prends ces coutumes comme une philosophie de vie. Je ne danse pas pour me montrer aux autres.
Comprenez-vous la personne pour qui la tradition est un poids ?
Ceux qui ont ce comportement ne connaissent pas la tradition. Dans la danse, il y a un mouvement perpétuel de renouveau ! apporté à travers les siècles par petites touches ponctuelles. Que ce soit pour les pas, la musique, les instruments, les habits… Begiraleak n’a jamais eu peur de créer, sans pour autant renier la tradition. La danse avait par ailleurs un côté ésotérique que nous avons perdu. Nous avons laissé éteindre ce feu et tous ces contes que l’on racontait. Par exemple, les montagnes ne sont plus sacrées.
Et quelle était l’importance de cette veine sacrée dans la danse ?
Grande, et pas seulement dans la danse : dans le mode d’être euskaldun. Nous vivions entourés de montagnes. Elles nous paraissaient très grandes, et quand la brume tombait, une ambiance particulière, teintée de peur, naissait. De nos jours, les autoroutes passent au-dessus des montagnes ! Qu’on le veuille ou non, cela a changé notre vision du monde… Nous voyons tout depuis les sommets. Et nous passons à côté des grottes, lorsque nous sommes dans le brouillard et la nuit, nous allumons la lumière, et nous voyons très bien ! Aujourd’hui, seules certaines formes de notre langue révèlent encore ce côté sacré : « loak hartu nau » (« le sommeil m’a pris » pour dire « je me suis endormi »), « euria ari du » (« il fait la pluie » pour dire « il pleut »). Cette magie est en nous de manière inconsciente.
Trouvait-on des métaphores au sein de ce sacré, pour les créations et les rituels ?
Oui. Ce n’est pas pour rien que nous dansons en rond. Junes Cazenave dit que c’est un espace sacralisé. Certains disent qu’au milieu du cercle, autrefois, il y avait le feu. D’autres font des liens avec les formes et les mouvements circulaires du soleil. Oteiza liait les danses aux cromlechs, en portant l’attention sur ce vide central. Il disait que nous autres, euskaldun, n’aimons guère les choses pleines, que nous réalisons notre culture autour d’un centre, d’un vide. D’ailleurs, le président de Begiraleak, Xabier Soubelet, est un adepte d’Oteiza…
Est-ce que ce côté ésotérique est évoqué aux jeunes, lors des cours de danse ?
Oui, on leur raconte l’origine de la danse, mais il me semble qu’ils y sont peu sensibles. A cause du changement de la vision du monde, comme nous l’avons évoqué tout à l’heure. Je crois qu’il faudra imaginer pour eux d’autres points d’accroche.
C’est dans le même esprit de renaissance que sera donnée la Cavalcade Zintzarrotsa d’Urrugne, en juin…
C’est un projet né des responsables des associations culturelles Berttoli et Hazia : l’écrivain et chanteur Gérard Urrutia, et la talentueuse danseuse Céline Duperou en ont été les instigateurs. Nous avons voulu faire participer les habitants au sein du projet, notamment pour faire mieux connaissance. La Cavalcade est une coutume pratiquée sur tout le Pays Basque, bien qu’elle porte différents noms. De nos jours, tobera reste la désignation la plus connue. La coutume a disparu de la côte labourdine il y a 100 ans. Je crois que la dernière représentation du genre a eu lieu à Urrugne, il y a 60 ans, mais elle fut donnée par les habitants de Louhossoa. Quitte à renouer avec la cavalcade, nous avons voulu employer un nom local : tobera étant spécifique à la Basse Navarre, nous lui avons donné le nom de zintzarrotsa. D’ailleurs, tout sera labourdin : les danses, les costumes… Et les textes sont écrits en dialecte d’Urrugne. Nous n’allons pas jouer de tobera traditionnelle, cela nous semble trop sauvage et guère approprié. Nous n’allons pas prendre aller contre un homme parce qu’il est homosexuel, ou contre une femme parce qu’elle a divorcé. Nous ne vivons plus dans le péché ! Les deux Guerres Mondiales, notamment la seconde, ont engendré la société moderne, dans laquelle les tobera traditionnelles ont disparu. Nous avons d’autres critiques à apporter…
Quelles sont-elles ?
Je ne peux pas les révéler ! Ce sont des faits ayant réellement eu lieu ici, à Urrugne, même si cela sera traité d’une manière globale. Il ne s’agit pas de critiques acerbes. Nous n’allons contre personne. Des villageois de tout bord participent à notre Cavalcade. Ce sont des critiques humoristiques, incitant à la réflexion. Je ne crois pas qu’elles blesseront quiconque.
Antton Luku écrit, dans son dernier livre, que la tobera peut être une bombe, pour dénoncer l’insoutenable…
Je suis d’accord avec lui, et elle peut aussi être valable pour l’autocritique. Lorsque la société, la commune, se trouve dans une situation difficile, les choses choquantes peuvent s’avérer nécessaires. Il faut contempler la réalité de chaque lieu. A Urrugne, nous ne voulons pas d’affrontement. Nous avons organisé notre Cavalcade pour créer des liens. Nous la voyons comme un point de départ face à l’avenir, afin de construire et de vivre ensemble autour de la culture basque.
Vous êtes-vous répartis en groupes de travail ?
Oui : certains ont recherché des financements, d’autres se sont attelés à la communication, au chant, à la danse, au théâtre. Gérard Urrutia et moi-même avons écrit le texte, avec les conseils de Pantzo Hirigarai. Quoi qu’il en soit, la grande majorité s’effectue en euskara, qu’il s’agisse des réunions ou des répétitions.
Pourquoi donner les représentations en juin, avant la période touristique ?
Parce que nous ne le faisons pas pour eux. La représentation est entièrement en euskara, et nous ne sortirons pas de livret en français, comme pour la pastorale. Ici, les villageois s’affairent d’abord pour les villageois. C’est ce qui rassemble les gens, et attire le public. Il me semble que nous avons besoin de tels moments, en nous réunissant en basque. Egalement pour rire de nous-mêmes. Cette année, il y aura trois Cavalcades : celle d’Urrugne en juin, de Baigorri en août, et celle de Mendionde en septembre. C’est une année de pastorales et de tobera ! Une belle dynamique en Iparralde : cela témoigne d’une ferveur de vie. En Hegoalde, la situation m’inquiète davantage. Le Guipuzcoa et la Biscaye sont en état de léthargie.
Cela ferait un bon sujet de tobera…
Oui, il y faudrait plus d’événements de ce genre. Pas seulement la Real et l’Athletic. La télévision ne peut pas nous offrir les moments que nous vivons autour de la culture basque. Ils sont si particuliers ! Ce sont nos points forts, et nous ne les utilisons pas suffisamment. Même s’il s’agit de choses simples, cela reste singulier, du moment que nous les vivons, nous. Nous ne sommes pas de grands professionnels, mais de simples villageois. Comme lors de la Cavalcade Zintzarrotsa, nous ferons ce que nous pourrons, mais nous le ferons ensemble, et en euskara.