Journal de bord de la première résidence

Claudia Llamas et Camille Riverti, deux étudiantes de l’EHESS, sont associées au projet "D’una lenga l’autra - Traversées musicales de la Soule au Limousin" afin de réaliser un suivi ethnographique du processus de création. Elles se portent ainsi en grand témoin du processus créatif, l’analysent, le décortiquent. Voici leur journal de bord dont le style est celui d'une prise de note semi-rédigée.

Arrivée à Uzerche le 27.06.18

Nous arrivons à la gare Uzerche via le ter local. Une gare au milieu du vert, pas de quoi accrocher le regard. Tout de suite la Ville apparaît.

Mais à nouveau nous plongeons au beau milieu de la verdure des plantes d'un camping où quatre des cinq artistes nous attendent, la table dressée, sur la terrasse en bois d'un mobil-home.

De la bière, locale et belge, du cidre basque. Du fromage basque, du jambon, du melon.

Pour l’instant, cette première résidence n’a pas encore trouvé sa forme. ouvertes, encore indéterminées, vacillantes, les choses ne sont pas fixées. Mixel en fait de l’humour : « nous ici on n’improvise pas, tout est préparé, tout est écrit ».

Par moments - telle une vague - l'euskara s'empare de nos compagnons de table. Ca monte puis ça descend.

Mais la troupe n'est pas encore complète : il en manque un, Bernard. Le local, originaire du pays. Le voilà qui arrive, la bouche remplie d'aphorismes occitans. Récitant phrase sur phrase, traduisant dans le même coup, ce musicien qui a tout d'un homme de théâtre. Des vérités bilingues ramassées en guise d'accueil au pays limousin.

Première journée de résidence, le 28.06.18

 Chez Bernard

Bernard nous reçoit chez lui avec son épouse, la chaleureuse Ala. Maison en pierre (?), humble, paisible, la dernière du chemin. Un potager, une serre, un jardin.

Ses premiers mots font l'éloge de la fainéantise, en montrant son “jardin de fainéant”. Sur la table, de la menthe fraîche dans une cruche d’eau. Sous le parasol, on lit des textes, on réfléchit à la journée. Où aller pour dire des poèmes de Delpastre dans un lieu public et passant ? Quels jours de marché et où ? Pour cet après-midi : aller au « mont Gargan » ?

Question qui se pose : mettre en musique les poèmes de Delpastre ? (travail fait en amont par Maika et Hélène). Bernard est défavorable : respecter la volonté de Delpastre, musique et rythmes propres de la poésie, imagine plutôt qu’il faut « psalmodier » sur des bourdons.

Bernard invite à aller à la cascade de son enfance.

 A la cascade

Encore plus enfouis, dans ce pays qui n'est que monts et vallées, où l'horizon, fermé, n'est jamais à la portée. Le bruit de la cascade, assourdissant, remplit l'espace. La chute de l'eau, mélodique elle aussi, est-ce une manière de donner un premier élan à la musique ? Hélène et Pierre les pieds dans l'eau. Bernard et Mixel près d'un gros rocher. Hélène assise en contrebas.

Bernard sort des instruments. Il chante (déclame ?) en occitan, les yeux clos, et s’accompagne d’un petit accordéon dont il joue comme d’un bourdon (son continu une ou deux notes). Le ton est grave. Mixel et Hélène entonnent. A la fin il raconte l’histoire qu’il a chantée, mais s’arrête parce que ça finit mal (femme battue ?). Maika veut connaître la fin. Nouveau chant, d’un certain « Melhau », toujours en occitan. Cette fois il est très expressif, yeux grands ouverts, s’adresse à nous. Explique à nouveau le sens du chant (contre la déforestation). Partage de mélodies/sonorités (chants écrits en occitan), et d’un sens, du contenu textuel.

 Le monument en hommage à Marcelle Delpastre

Traversée d'une petite forêt, grimpette sur le mont où est perché le monument en hommage à l'écrivaine locale Marcelle Delpastre. Là un banc surmonté d'un écriteau ; une photographie et du texte. Déconcertés, le souvenir est autrement, l'horizon est fixe, on a pris de la hauteur. en face du monument, des souches déracinées, desséchées au soleil.

Les femmes d'un côté, les hommes de l'autre.

Les deux jeunes femmes, comédiennes, autour d'une table en bois, à quelques mètres du monument. Elles déclament les textes de Marcelle Delpastre. En rythme l'une avec l'autre, cherchant la coordination synchronisée de leur voix, dans leur prononciation, et de leurs corps, dans leur mains frappant la table.

Les musiciens assis près du banc-monument. Mixel sort sa txirula et son tambourin à cordes, Bernard joue de son accordéon. Alternance des chants basques et occitans.  Bernard commence un chant guttural en occitan, qui chevrote/se rompt/vibre. Mixel sort une feuille de texte. Bernard a arrêté de « chanter » : sons gorge, halètement, souffle. Mixel débute un chant en basque dès que Bernard diminue en intensité. Voix très rapide/parlé, résonne avec le rythme/halètement de Bernard.

Hélène se rapproche, accompagne les musiciens de sa voix.

Pierre, accroupi, entre les deux groupes, les deux boules stéréo de son micro sophistiqué en avant, captant le son.

Echanges sur le sens de deux chants car il se ressemblent : enchaînement « logique » pour eux ? Mélodies similaires, sens qui peuvent se répondre (chant du XIXe sur l’abolition des lois basques et « histoire d’un vieux qui cauchemarde »).

Nous partons déjà, Dominique, professeur d'occitan réputée pour son militantisme et ses actions en faveur de la langue, nous attend chez elle. Un dernier regard aux souches déracinées, un mot à l'adresse de l'écriteau « à la Marcelle ».

 Chez Dominique, professeur d'occitan et militante

Après l’improvisation musicale, c’est une autre étape de cette création et une autre énergie qui se déploie, celle de la rencontre.

Quand nous arrivons Dominique débroussaille aux limites de son grand jardin. Après un échange en occitan avec Bernard, les premiers mots sont pour la terre : « nous on peut crever, la terre elle pète la forme ». On s’assied tous autour d'une grande table ; dans la maison fraîche et assombrie. Il y a de la prêle qui sèche sur un grand poêle ancien, du thym sur la fenêtre, un livre de poésie dans les toilettes.

S'adressant au microphone tendu, Dominique parle et tient sa parole. On dirait presque qu'elle déclame. Ses combats pour que la langue occitane soit enseignée dans l'éducation nationale ont été farouches. Du limousin “comme le feu qu’on veut étouffer, le feu de la saint jean”.

Sa détermination perce.

Elle insiste pour que nous restions dîner et goûter la garbure, la soupe locale. Les haricots, les carottes et même le basilic qu'elle y ajoute viennent de son jardin. La conversation tourne politique - mais ne l'était-elle pas déjà ? - Hollande, Chirac circulent dans les bouches. Tulle n'est pas loin. Et, de fait, c'est Tulle que la troupe choisit pour leur première, performance, le samedi, jour de marché. 

Deuxième journée de résidence, le 29.06.18

 A l'hôtel d'Uzerche

Matinée apaisée à l'hôtel. Maika et Hélène répètent leurs textes de leur côté, Mixel Bernard et Pierre sont partis en quête d'un paysan de la région parlant l'occitan. La tête reposée, dans le jardin, nous discutons entre nous de la journée d'hier, pleine.

Mixel nous rejoint. Ce n’était pas prévu mais l’emploi du temps dépend des rencontres et Melhau est disponible dès l’après-midi.

Micro-comptoir à l'accueil. L'occitan ne parle à aucune des trois premières jeunes femmes. Le patois, ça, oui, ça résonne. Enfin arrive une quatrième  et déclame trois phrases en patois qu'elle connaît de ses grands-parents. 

Déjeuner rapide au camping

Bernard raconte des contes en oc que lui racontait sa grand-mère, « les 9 vérités », toujours en oc d’abord puis il traduit. Il donne des informations sur le limousin, en comparaison d’autres dialectes occitan. Mixel prends lui aussi des notes. 

Rencontre avec Jan dau Melhau

Dans un corps de ferme où il habite, où ont habité sa mère et sa grand-mère. Remarque d’emblée le matériel d’enregistrement de Pierre.

Parle de Marcelle Delpastre « car on est là pour ça ». Connaît bien son œuvre : l'édite, est « légataire universel ». Ecrivait tous les jours sur des carnets à spirale glissés dans la poche de son tablier, disait que le stylo bille était la meilleure invention du monde moderne (avec le tracteur ? je sais plus). Comme si elle écrivait sous la dictée, mais si un merle passe à ce moment il se retrouve dans le poème.

On s’interrompt pour manger un clafoutis encore tiède qu’il nous a préparé.

Passerelles entre ceux qui viennent du pays basque et ceux qui reçoivent au pays limousin, entre ces langues “voisines-cousines” (Mixel) qui résonnent l’une dans l’autre.

Parle de l’occitanisme comme conscience, de cette Nouvelle-Aquitaine bien trop grande. Evoque une perte d’autonomie de la société contemporaine, critique le centralisme (anarchiste ?). “Je ne suis pas du coin, je suis du centre : pourquoi y a-t-il des choses plus au centre que d’autres ?” (Jan dau Melhau).

Evoque tous les ouvrages écrits par Marcelle Delpastre dont une ethnologie de sa région.

Il a fondé une maison d’édition pour éditer les différents ouvrages de Marcelle Delpastre « vous trouverez pas de code-barre ». Il nous y amène. La troupe, gourmande des textes, s'en fournit.

Déclinisme. Une phrase en quatrième de couverture nous accroche l'oeil : « la civilisation occitane, et proprement limousine, meurt tout doucement » (Marcelle Delpastre, Tombeau des ancêtres). Depuis le premier jour, air de musique persistant chantant la fin des choses, l'occitan c'est la fin, le marché c'est la fin. Ce temps là, c'est fini. Cette fin ne fait pas l’unisson : Mixel ironise, peut-être qu’à moitié : “on est là pour conjurer la mort et toujours avec humour” avant d’ajouter “nous sommes venus ici pour nous planter un couteau dans le ventre”.

Troisième journée de résidence, le 30.06.18

 Journée de restitution à Tulle. Là où le marché fait foule. La journée est chaude.

 Sous le porche de l'église

Pour la première fois nous voyons chacun évoluer dans un contexte d’improvisation en public, sur une scène formée par le porche de la cathédrale de Tulle, autour de laquelle des marches offrent une estrade pour ceux qui souhaiteraient s’arrêter. Ici le public va et vient, réagit ou passe son chemin, s’approche et se désintéresse.

Sous l'ombre précise du porche, le son est de qualité.

Bernard entame avec son accordéon. Mixel le rejoint avec le tambourin à cordes et la txirula. un passant s'arrête, deux. Ca prend, quelques femmes et hommes s'assoient sur les marches. Une femme interroge Bernard (ou Mixel ??) sur ses instruments : « mon instrument ? c’est la langue ».

Un homme avec une sacoche du Che s’approche pour bouger en rythme, accompagne les musiciens de quelques notes d’harmonica.

Maika et Hélène mettent leurs chapeaux. Retrait des musiciens : les comédiennes s'avancent. Ensemble, l'une au côté de l'autre, l'une derrière l'autre. Le public est proche, à proximité, accessible. Les mots de « la Marcelle» résonnent clairement. Un passant passe, immisce un mot dans le dialogue de la comédienne, elle lui répond. Regards entrecroisés.

Sur les marches une femme écoute attentivement les artistes : elle est venue à la rencontre d’une amie qui est en retard et profite de l’animation. Elle connaît Marcelle Delpastre, elle a vu l’exposition à la médiathèque de Tulle.

Les musiciens ferment la performance tout en mobilité. Bernard saute en jouant, secoue sa bouche, halète, râle. Mixel se promène autour de la colonne en agitant des cloches.

A la fin de la performance, un jeune homme vient parler aux comédiennes. Il ne connaît pas la poète mais réagit directement au texte qu’il a entendu, l’ami

Au marché

On essaie de poursuivre la performance au marché. Mais les gens défilent sans s'arrêter, l'espace tout en longueur n'est pas propice. La chaleur pèse.

On va reposer les jambes à un bar, se rafraîchir de quelques bières. Depuis leur chaises la troupe se remet à chanter et à jouer. A l'unisson, chants basques. 

A la médiathèque

La journée à Tulle est l'occasion d'apprendre qu'à la médiathèque se tient une exposition au sujet de Marcelle Delpastre et d’Anjela Duval.

Le lieu appelle une dernière performance. L'accueil de la directrice est chaleureux, mais cet espace de culture est vide, les gens sont au marché, ailleurs, dehors.

Quelques enfants traversent la salle d'exposition en courant, portés d'envie de reprend le jeu vidéo de la salle d'à côté.

Entre les panneaux de l'exposition, quelques chaises, une petite table. on s'y assoit, l'occasion est propice à l'entretien. 

Débrief chez Bernard

Encore quelques essais avant de faire le point. A l'intérieur, les hommes et le son de la musique. A l'extérieur les filles et leur voix. Bernard s'essaie au son technologique d'un drumpad. Mixel l'accompagne de sa txirula puis d'une clarinette.

Assis autour d'une table, on tente de donner forme à la performance prévue pour le festival de Bayonne en octobre. Au détour de quelques blagues, Maika est attitrée metteuse en scène. On évoque un tracteur sur la scène, un masque fait de branches, une danse.

Départ, le 01.07.18

Sur le quai de la gare d'Uzerche, nous croisons Dominique. Dans le train, le pays défilant sur le côté, elle nous accompagne avec la douce mélodie de l'histoire de l'occitan. Troubadours et jongleurs, la révolution et le français dans les écoles, Napoléon et Jules Ferry. 

Claudia Llamas, Camille Riverti