Mizel Theret (1959, Hasparren, Labourd) est danseur et chorégraphe. Pour sa dernière création, Oroitzen naiz... Je me souviens, il a réuni trois icônes de la danse basque: Koldo Zabala, Jean Nesprias eta Philippe Oyhamburu... âgés de 76, 85 et 91 ans. Sans tomber dans l’hommage, mais en fouillant la mémoire, M. Theret a cousu un spectacle bien particulier avec ses “trois aitatxi”. Ils seront à Errenteria (le 23 septembre) et à la 15ème Biennale de la danse de Lyon (le 30 septembre), accompagnés de leurs silences denses, et de leurs pas immobiles.
Xan Aire : Comment la danse était-elle perçue au sein de votre environnement, à l’époque de votre enfance?
Mizel Theret : J’ai vécu à Hasparren jusqu’à l’âge de dix ans. Et je me souviens de fandango, de paso doble… La danse était totalement un phénomène social, très lié à la fête. Elle offrait une occasion de se retrouver, sans aucun doute. Après mes dix ans, j’ai vécu à St-Pierre d’Irube. Là-bas, j’ai eu l’occasion de connaître la danse basque d’un peu plus près, en l’apprenant dans une troupe. Je ne savais pas ce qu’était le Pays Basque. Hasparren, ou le Pays Basque nord oui, mais le reste... Puis tout changea pour moi en un week-end. Nous dansames au Pays Basque sud… Là-bas, tout le monde parlait basque, puis… Je ne trouve pas les mots. Cela fut extraordinaire. Une sorte de vibration s’empara de moi, j’étais tout jeune, et depuis lors, j’ai approfondi les choses, notamment ma relation avec le Pays Basque. La danse m’a permis de me forger une identité, je lie la danse au militantisme. C’est cela : un lien, une langue, attachés à l’identité.
Néanmoins, la danse basque a un lien particulier avec le folklorisme…
Oui, surtout en été… C’est aussi lié à des raisons économiques. Les troupes de danse avaient et ont toujours besoin d’un peu d’argent. C’est l’été qu’ils rencontrent un public, en dansant devant les touristes. C’est la réalité. A mesure que le temps est passé, les Basques ont délaissé leurs danses. Si, derrière cela, il n’y a pas une certaine conscience, une volonté… Mais les groupes de danse se sont retrouvés sans nouveauté, sans recours, en besoin de public…
N’y-a-t-il pas eu une faille au niveau de la transmission ?
Quelque part, oui… Lorsque j’ai appris les danses basques, et c’était ainsi à l’époque, il fallait reproduire les pas de manière très stricte, c’était comme cela et pas autrement, puisque le professeur était tout aussi sévère… Je crois qu’il y a eu là une faute, un manque. D’autant plus qu’à mon époque, il n’y avait le choix qu’entre le rugby ou la danse !
Quelle est votre relation avec la danse basque ?
Il y a eu un moment où je m’en suis éloigné, pour le travail. C’était une sorte de rupture, un peu comme un fils avec son père : c’était nécessaire. Si l’on reste enfermé dans la tradition, ce n’est pas simple. Il y a un moment où les murs doivent tomber. Et c’est une lutte âpre ! Je suis donc allé à Paris où j’ai découvert, travaillé et approfondi la danse contemporaine. En rentrant à mon Pays Basque natal, je commençais à percevoir les choses d’une autre manière. Il me semble qu’ainsi, je sers mieux ma culture, que je l’explore plus profondément tout en me libérant. Parce qu’il est aussi important de connecter notre culture aux autres. Il faut donner une clé, pour que les autres aussi comprennent… Comment trouver cette clé, là est la question.
Que manque-t-il aujourd’hui à la danse basque ?
Il me semble que les créations sont trop sous le joug de la tradition. Et c’est très difficile, ainsi, d’évoquer quelque chose de soi-même, de trouver une autre langue. Finalement, l’identité et la culture sont en nous, chacun les porte à sa manière. Le plus important, c’est donc de créer à partir de ce que nous avons en nous. Même si dans mon cas, j’ai déjà entendu que ma création n’était pas basque…
Comment prenez-vous ce genre de remarque ?
Que faut-il leur répondre ? Il ne faut pas leur faire attention, finalement. Puis je sais que je ne suis qu’un nain dans le monde de la culture. Surtout dans la danse contemporaine, vu tous les génies qu’il y a !
Et dans notre culture ?
Je ne sais pas si on peut parler de génie, mais nous avons de véritables étoiles. Quand je constate les voies qu’ont ouvertes des artistes comme Beñat Achiary ou Mixel Etxecopar… Ils ont été fondamentaux ! Il me semble d’ailleurs qu’il est temps de construire quelque chose de puissant. Qu’ils soient des étoiles ou des nains, nous avons des artistes ! Chacun a fait sa route, et il y a aussi des œuvres travaillées, plus abouties. Il n’y avait pas tout cela voici dix ans !
La culture n’est donc pas autant en crise que cela ?
Notre niveau s’est élevé. Quitte à être en crise, je la situerai plus au niveau du public. Puis notre dilemme est de décider si nous nous attelons ou non à un plus large public. La langue basque n’est pas si à la mode que cela. Si l’on veut faire des choses en basque, il faut oser. Et l’autre question est de savoir ce que nous faisons pour être plus attractifs. Pour cela, l’artiste doit être libre. Dans mon cas, je suis dans un cycle qui traite la mémoire collective, et je créerai à partir de cela. Attention, cela ne veut pas dire que je me lève le matin en me demandant : « que vais-je bien faire pour notre culture ? ». Non, notre culture est ma matière. J’ai, par exemple, pour projet une création basée sur des chansons d’amour. Mon objectif n’est pas du tout de suivre les paroles des chansons à la lettre, mais de travailler l’écho que peut avoir en moi aujourd’hui une chanson comme Iruten ari nuzu. Il me semble très important de maintenir cette distance.
Mais nous assumons-nous en tant que Basques ?
Nous ne le faisons pas assez. Puis nous avons un sacré problème de communication… nous ne savons pas communiquer ! Mais je ne sais pas si nous devons entrer dans ce tourbillon qu’est la communication, ou plutôt chercher des voies nouvelles, parce que l’on mélange beaucoup l’information et la communication de nos jours. Quoi qu’il en soit, nous ne savons pas expliquer ce que nous sommes, et il nous est difficile de sortir du Pays Basque. C’est ainsi qu’en travaillant avec le Malandain Ballet Biarritz, avec le soutien de l’ICB pour la création Oroitzen naiz... Je me souviens, j’ai découvert tout un monde ! J’ai vu que beaucoup de choses étaient possibles professionnellement sans perdre son identité. Je me suis aussi rendu compte que nous, les Basques, n’osons pas assez. Il semblerait que le succès nous effraie, que nous faisons tout pour nous mettre des barrières, des frontières. Il doit y avoir un tas de complexe derrière tout cela…
Comment vos « trois aitatxi » ont-ils pris votre proposition de Oroitzen naiz... Je me souviens ?
Je ne sais pas si je dois le dire… Mais il me semble qu’ils espéraient quelque chose dans le genre. Qu’ils attendaient quelque chose… Je m’avance peut-être trop, mais c’est ce que j’ai ressenti. Ils ont mené un sacré travail, chacun de leur côté, durant toute leur vie. Ils ont vécu durant 50 ans du chant, de la danse et de la musique ! Il faut le faire ! De mon côté, je n’acceptais pas que cela se termine ainsi pour eux, sans avoir partagé quelque chose ensemble sur scène. Aujourd’hui, avec le travail que ce spectacle leur a exigé, ils sont frères !
Comment éviter que le spectacle ne devienne un hommage à trois icônes ?
Mon objectif était clair et strict dès le départ : je ne voulais pas tomber dans l’hommage. Ils sont en vie ! Ils ont d’ailleurs vite saisi que je voulais évoquer la vie, la vie au sein d’une création. Ils ont donc accepté, malgré leur appréhension. Je voulais rechercher une chose très spéciale : je voulais voir et montrer ce que devient le mouvement. Comment sont des danses comme Axuri beltza, Mutil dantza à 80 ans, je voulais trouver les traces du temps.
Vous-êtes-vous basé sur leurs contributions ?
Oui. Chacun devait venir avec dix souvenirs à notre première réunion. Ils sont venus avec des photos, c’était très beau. Sauf que nous ne pouvions guère entrer 30 souvenirs dans un seul et même spectacle. J’ai alors demandé à chacun de ne garder que trois souvenirs, et nous sommes partis de là, avec quelques morceaux de musique, et tout a pris forme petit à petit.
Le silence aurait une grande importance dans ce spectacle…
Je conçois le silence comme une musique. Le silence n’est pas un vide, il est dense, tout en ayant une certaine immobilité. Le fait de lever un bras prend une toute autre dimension dans le silence. Le spectacle débute d’ailleurs ainsi, en silence. Un jour, je ferai un spectacle tout en silence. Ainsi qu’un autre avec les sonorités de la langue basque, c’est dans mes projets.
Vous allez vous produire hors du Pays Basque, dans la prestigieuse Biennale de Lyon…
Oui, c’est un grand honneur ! Une sacrée récompense pour nos trois icônes, après leur longue vie. C’est aussi un écho profond pour notre culture.
Quelle place avez-vous, au milieu des trois acteurs ?
Durant le spectacle, j’ai une place particulière. Dans l’ombre, dans un coin… J’accomplis des tâches techniques, mais je suis aussi là pour quelque chose de bien précis. J’ai dû prendre en compte un facteur très important : à leur âge, il est fréquent d’oublier ce que l’on a fait la veille. La mémoire est très fragile. Et j’adore cela ! Chaque représentation a sa singularité. Je suis donc là, tapi dans l’ombre, au cas où l’un des trois aurait un oubli, que je devrais combler, en offrant sur le moment la clé pour que le spectacle puisse continuer. Il ne s’est encore rien passé de tel, mais ma présence leur donne une assurance, la paix. A la fin, j’effectue une danse pour chacun, mais ce n’est pas un hommage, pas un aurresku. Le fait de travailler avec eux aura inévitablement des répercussions sur mes créations. Le silence et l’immobilité ne sont pas une affaire d’âge.
Personnellement, avez-vous peur de vieillir ?
Je n’accomplirai peut-être pas de prouesse, mais je me sens bien mieux aujourd’hui plutôt qu’avant. Plus de choses me viennent de l’intérieur. C’est un facteur apporté par l’âge, un plaisir, alors j’en suis content ! Mais je me demande parfois pourquoi cette sagesse n’est pas venue avant…