Joxean Fernández (1973, Saint-Sébastien, Guipuzcoa) est le directeur de la Cinémathèque d’Euskadi. Membre de la direction du festival Zinemaldia, professeur à l’université de Nantes, il est spécialiste en histoire du cinéma. À la demande de l’Institut Etxepare, il est l’auteur d’un livret sur l’histoire du cinéma basque, récemment publié en version trilingue avec le soutien de l’Institut culturel basque. Il analyse le cinéma local pour comprendre son passé et appréhender l'avenir.
Xan Aire : Etant petit, quelle occasion aviez-vous de regarder des films ?
Joxean Fernández : Je regardais beaucoup de films à la télévision, avec ma grand-mère. Le premier qui me vient à l’esprit est Bringing Up Baby, de Howard Hawks. Je me souviens encore, ma grand-mère et moi, nous rions aux éclats, heureux.
X. A. : Et quel fut votre premier film basque ?
J. F. : Il me semble que notre école avait organisé une projection, et je me souviens de Tasio, œuvre de Montxo Armendariz. C’était mon premier film traitant du Pays Basque, et je me suis alors rendu compte de l’existence du cinéma basque : cela fut quelque chose ! Le personnage de Tasio a été très important pour moi. Je voyais le Pays Basque à l'écran, et je ne connaissais rien de tel ! À la télé, oui, mais là, c’était au cinéma, sur grand écran… Depuis, j’ai constaté l’importance de Tasio dans l’histoire du cinéma basque. J’ai eu ensuite l’occasion de connaître Montxo Armendariz : nous sommes devenus amis, je l’admire ; j’ai un lien très particulier avec son cinéma, j’y ai découvert des pistes pour comprendre la vie.
X. A. : Avant de continuer cette entrevue, mieux vaut éclairer ce que vous désignez par le concept de cinéma basque…
J. F. : Il y a énormément de débats à ce sujet ! Durant la Transition, on a beaucoup débattu, et il y a même eu quelques scandales… De mon point de vue et de celui de la Cinémathèque d’Euskadi, je dirais que cette définition est très ouverte. Voici ce qui nous intéresse : les œuvres réalisées par les cinéastes basques ; les films produits au Pays Basque, également ; ceux qui traitent aussi des sujets du Pays Basque ; il va de soi que nous prenons en compte ceux qui sont en langue basque. Le cinéma basque est tout cela pour nous. Je crois que cette large définition est indispensable et logique. Regardez cette affiche : Au Pays des Basques. C’est un film réalisé en France en 1930, par Jean Faugères et Maurice Champreux. C’est une œuvre qui parle résolument de nous, ce qui nous est très important. Elle est à nous.
X. A. : Pourquoi ne pas limiter le concept de cinéma basque aux films en euskara ?
J. F. : C’est la définition historique, et je la comprends. Mais si la Cinémathèque d’Euskadi l’appliquait ici et maintenant, notre domaine serait très, très limité. Cela nous serait impossible. Il est primordial de préserver un domaine plus vaste, que ce soit pour la recherche, par exemple. Les chercheurs viennent ici pour étudier des sujets basques. De plus, regardez qui nous perdrions : Montxo Armendariz, Imanol Uribe, Pedro Lea, Alex de la Iglesia, Julio Medem, Enrique Urbizu, Daniel Kalparsoro, Ana Diez, Helena Taberna... Il y a beaucoup de cinéastes basques qui ne parlent pas l’euskara, et qui créent en espagnol. Cela montre également que notre domaine doit être plus large. Ou nous perdrions un film fondamental comme Amalur. Mais je parle là du point de vue de notre travail ; intellectuellement, c’est autre chose, le débat reste ouvert.
X. A. : Pourquoi produit-on si peu en langue basque ?
J. F. : Malheureusement, les générations de cinéastes basques de 1980 et 1990 ne parlaient pas l’euskara… La langue basque a intégré le cinéma basque au XXIe siècle. Il y a désormais une nouvelle génération qui produit naturellement des films en basque : Asier Altuna, Jose Mari Goenaga, Fermin Muguruza, Jon Garaño, Telmo Esnal... Je vais prochainement à la filmothèque de Bruxelles, présenter quatre films en euskara : Bertsolari, Zuloak, Urte berri on, Amona! et 80 egunean. La langue maternelle des réalisateurs est le basque, ce qui implique, en toute logique, que leur travail soit en euskara. La langue basque a historiquement subi de sacrés obstacles, ce qui se ressent dans le cinéma. Dans les années 1980, Antxon Ezeiza a tenté de créer une industrie cinématographique en euskara, de produire des films en basque. Mais je crois que, nous l’apercevons aujourd’hui, dans le cinéma, la stabilisation de l’euskara en est à ses début.
X. A. : Historiquement, quelles sont les principales étapes du cinéma basque ?
J. F. : Dans le cinéma muet, Edurne, modista bilbaina et El Mayorazgo de Basterretxe sont certainement nos films les plus importants des années 1920. En 1933, Teodoro Hernandorena réalisa un documentaire fondamental : Euzkadi. Malheureusement, les fascistes l’ont brûlé, ici-même, à Saint Sébastien, en 1936. De là, un service de propagande est né au sein du premier Gouvernement Basque, et des œuvres très intéressantes ont été produites, notamment par Nemesio Sobrevila. Puis vint la dictature… L’exil des cinéastes basques entraînant clairement un désert cinématographique. Une trentaine d’années s’écoule jusqu’à la production, en 1968, du film Amalur, de Nestor Basterretxea. Il y a bien eu d’autres productions auparavant, mais celui-ci représente un point d’inflexion, comme étant le premier long métrage tourné au Pays Basque depuis la Guerre Civile. C’est incroyable. On a un aperçu des conséquences de la dictature de Franco sur notre culture. Et Amalur est l’œuvre née de la contestation.
X. A. : Les années 1980 sont plus prolifiques…
J. F. : Bien entendu. Les premières subventions du Gouvernement Basque soutiennent pour la première fois de façon viable la production des films. Une génération voit la possibilité de traiter les sujets basques au cinéma. Par exemple, Pedro Lea, qui était à Madrid, rentre au pays. On n'a pas créé une industrie, mais on y perçoit l’occasion de le faire. Malheureusement, cela n'est pas possible, la force cinématographique de Madrid étant inévitable. Les cinéastes basques des années 80-90 y sont depuis lors. J’ai toujours dit qu’au Pays Basque, nous avions beaucoup de talent, mais peu d’industrie.
X. A. : Est-ce la conclusion de votre livret ?
J. F. : Oui, et en allant plus loin, si nous garantissons le talent, nous parviendrons, un jour, à générer notre industrie… Mais je sais que cela reste très difficile. Le cinéma, c’est beaucoup d’argent, de temps, un perpétuel travail collectif… Une entreprise très difficile.
X. A. : Ce côté industriel est-il inévitable ?
J. F. : Je crois que oui. C’est ce qu’affirmait également Antxon Ezeiza. Alex de la Iglesia dit aussi qu’il est quasiment impossible de faire du cinéma depuis Bilbao : engager les équipes, le matériel, les acteurs… Tous sont à Madrid ! Néanmoins, il me semble qu’avec la dernière génération, les changements sont plus clairs. La majorité d'entre eux travaille ici. Je crois qu’ils voient les choses différemment. On verra ce qu’il adviendra… Mais personnellement, je n’ai pas de piste pour développer une industrie ici. Madrid et Paris sont très puissants…
X. A. : Pourtant, on parvient à organiser le festival Zinemaldia chaque année…
J. F. : Oui, c’est un événement très important. Beaucoup de vocations y naissent. Pour moi, c’est un privilège que d’être membre de sa direction. Il me semble que même pour le cinéma basque, c’est une fenêtre internationale. Les films locaux sont représentés dans différentes catégories, c’est là qu’ils se font connaître, ce qui est fondamental. En plus de cela, Zinemaldia occupe une place très importante en Europe. Il y a Cannes, Berlin, Venise, et Saint-Sébastien. Même si Berlin dispose de trois fois plus d’argent que nous. Mais pour les films d’Amérique du Sud, cela représente un événement important. Je vois Zinemaldia en bonne santé, surtout ces trois dernières années.
X. A. : Nous avons cette réussite internationale, mais cela reste toujours aussi difficile de diffuser les films basques en Pays Basque nord…
J. F. : C’est vraiment dommage. L’Institut culturel basque a récemment organisé une réunion avec nous. Et c’est vrai que la situation est difficile. Des obstacles importants entravent la diffusion de nos films dans le circuit officiel français. Finalement, La France protège son propre cinéma des géants des Etats-Unis. Ce que j’approuve réellement. Le cinéma basque aurait là une sacrée leçon à tirer. Ce qui se passe réellement : les productions américaines occupent la grande majorité des salles de cinéma hexagonales, puis viennent ensuite les œuvres françaises, très bien protégées par la législation. En conséquence, les places qui restent sont très chères. Et le cinéma basque se contente de ces miettes, loin des avants postes, comme dans un Tiers-Monde cinématographique.
X. A. : Manquons-nous de prestige ?
J. F. : Avec les réalisateurs que nous avons, le prestige et le talent sont là. Mais beaucoup n’ont pas de succès. Pour n'en citer qu'un, Ibarra, par exemple, n’est pas parvenu à intégrer le circuit officiel français.
X. A. : Quel point de vue ont les distributeurs français du travail effectué ici ?
J. F. : Je dirais que leur point de vue est assez décevant. Lors de la réunion de l’ICB, Txepe Larre soulignait à quel point la production basque reste étrangère aux yeux des distributeurs. Cela leur est bizarre d’avoir affaire à un film "espagnol" en langue basque. Ils sont intéressés par des œuvres sur la guerre civile, et ont des idées très arrêtées. Mais prenez un film comme 80 egunean, qui raconte une histoire d’amour, il montre que l’on peut traiter un sujet universel en euskara. Il y a cependant beaucoup de préjugés. Il manque là un travail pédagogique.
X. A. : Avant que tout cela change, existe-t-il des alternatives ?
J. F. : Il y a de petits festivals de cinéma. A Nantes, nous avons organisé une vitrine du cinéma basque. Pour voir des films basques dans l’Etat français, les sous-titrages en français sont primordiaux. C’est ce que nous avons apporté à Nantes, durant les treize dernières années, et il me semble qu'à long terme cela est très important. Ainsi, les producteurs basques récupèrent les sous-titres de Nantes, ce qui leur ouvre les portes de la France. Un autre point fondamental de Nantes : faire tomber les préjugés. Les spectateurs voient les films basques en toute normalité, puisque nous accomplissons également le travail pédagogique évoqué précédemment.
X. A. : Finalement, une école de cinéma basque plus développée n’aurait-elle pas plus d’influence ?
J. F. : Peut-être que oui ! Par exemple, l’ESCAC de Barcelone fonctionne très bien. Celles que nous avons ici, comme celle d'Andoain, sont humbles, pour l’instant, mais cela peut être une piste viable. Beaucoup de cinéastes naissent en Catalogne : Marc Oller, Juan Antonio Bayona... Nous aussi avons la qualité, chez les réalisateurs comme chez les techniciens… Ainsi que chez les musiciens, scénaristes, directeurs photographiques ! Peut-être qu’il nous manque juste d’organiser tout cela.
X. A. : Mais tout ce monde est-il ici, au Pays Basque ?
J. F. : Il y a de tout. Mais une grande partie est tout de même ici… Puis même s’ils sont à Madrid, ils se retrouvent. Il suffit de lire la fiche technique d’un film. Mais ils ne se réunissent pas pour encourager un projet industriel, étant déjà au sein d’une industrie.
X. A. : Est-ce que le cinéma aurait quelque chose à apprendre du bertsolarisme, qui arrive désormais à un résultat assez conséquent ?
J. F. : Certainement ! J’ai un petit projet en vue : réunir, pour trois jours, les trois générations de réalisateurs évoqués ici. Nous l'organiserions durant les universités d’été de l’Université du Pays Basque. Nous présentons le projet maintenant, afin de le réaliser en juillet prochain. L'objectif est de faire connaissance, débattre, avoir une profonde réflexion sur le cinéma basque. Cela pourrait être très positif. Nous n’avons pas débattu convenablement sur le cinéma basque depuis la Transition. A partir de ces réflexions, on pourrait éditer un livre qui serait une première référence. Nous avions d’ailleurs présenté un dossier pour intensifier les projections de films en euskara sur Bayonne… Mais la proposition a été rejetée.
X. A. : Entre temps, ce sont les associations qui assurent ce travail en Pays Basque nord. Comme le festival Zinegin, à Hasparren…
J. F. : Oui, heureusement que de telles initiatives existent ! Et le travail des associations intéresse beaucoup la Cinémathèque d’Euskadi, puisque nous avons entre nos mains du matériel qui ne demande qu’à être diffusé. Nous avons là l’occasion de mettre en oeuvre notre Pays Basque, une démarche qui se construit jour après jour, et nous avons beaucoup à partager. D’autre part, le Pays Basque nord peut être un médiateur pour l'aide à la diffusion du cinéma basque vers la francophonie. Cela peut être fondamental d’avoir un distributeur de film en Iparralde. Si le cinéma basque n’a d'importance important qu’à nos yeux, nous commettons alors une erreur. Le cinéma basque doit être d’abord très important pour nous, pour mieux le distribuer ailleurs. Donner et diffuser, voilà un slogan pour l’avenir.