Xavier Baylac (1971, Paris) est le directeur du centre Etcharry, établissement voué à la formation de travailleurs sociaux, qui participe actuellement, avec l’Institut culturel basque, au projet KILT. Ce programme, expérimenté à l’échelle européenne, envisage d’inclure un paradigme culturel jusque-là oublié au sein de l’action sociale, qui permettrait pourtant une prise en charge plus complète des personnes en difficulté.
Avec des parents originaires du coin, mais habitant Paris, dans quelle culture avez-vous baigné ?
Dans une culture très diversifiée, ce qui reste une chance absolue, et au sein des années 1970, où les esprits étaient ouverts. Le goûter chez les amis pouvait aller du thé à la menthe à la galette bretonne, selon la culture de chacun, ce qui m’a permis de rester curieux par rapport à ce qui n’était pas "moi". Mon père est originaire des Hautes-Pyrénées, ma mère du Pays Basque, mais nous étions plus centrés sur une culture livresque et muséographique qu’une culture d’origine. A la maison, il y avait Télérama, Le Nouvel Observateur, et il fallait aller au musée le week-end, parce que sinon, on n’allait pas grandir ! Mes parents n’ayant pas fait d’études, ils se sont construit intellectuellement ainsi, et c’est cela qui les a amené à dire qu’une bonne journée était celle où on avait lu quelque chose. Moi-même, je ne saurais vivre sans lire, aujourd’hui.
Et votre mère a-t-elle eu un rapport avec l’euskara ?
Non, pas du tout. Je crois que ma grand-mère maternelle me disait quelques mots quand j’étais petit, mais sans plus me marquer que cela. Même si, lorsque nous venions en vacances ici, nous nous imprégnions de certaines choses. Moi-même, j’ai appris d’autres langues, mais pas l’euskara.
Au sein des différentes cultures de vos camarades, est-ce que la question de l’enracinement était claire, chez eux ?
C’était très variable. Je pense que la recherche d’une culture qui ramène à une origine est un point plus récent. A l’époque, on avait surtout envie d’être libre : on prenait ce qui nous intéressait, et la mixité produisait des éléments plutôt surprenants. A la fois, on était beaucoup moins permissif qu’aujourd’hui, mais il y avait beaucoup plus de simplicité dans la relation à l’autre. Je n’avais pas ce sentiment d’affirmation négative des communautés, par exemple. Pourtant, la communauté a du sens, elle est un espace partagé d’intérêt et d’histoire, ce qui est très intéressant, sauf lorsqu’elle est sur une posture défensive. Là, pour le vivre-ensemble, c’est plus difficile.
À quoi est dû ce changement, à votre avis ?
À peut-être plus d’égoïsme, d’individualisme. Une certaine manière de vivre uniformisée, où chacun part dans une quête matérielle. Là, le rapport à l’autre n’est plus le même. On essaye actuellement de sortir de ce paradigme, mais si on propose un dogme à la place d’un autre, cela ne marchera pas non plus. Sous couvert d’affirmation de liberté, on impose toujours son diktat à l’autre. Les événements récents font que certes, la liberté d’expression est fondamentale ; l’ironie, l’humour, la caricature sont essentielles, mais jusqu’à quel point est-on capable de le faire avec un minimum de tolérance et de respect ? Sinon, cela veut dire que l’on impose notre système. Sans compter les paradoxes : ceux qui défendent Charlie aujourd’hui sont les mêmes qui étaient tombés sur Patrick Timsit, parce qu’il avait fait un sketch sur un enfant trisomique. Ce qui me fait dire que changer de paradigme s’avère très compliqué.
Dans votre milieu professionnel, vous devez forcément être confronté à ce phénomène…
Le but même de la formation est d’amener les gens à se transformer, de passer d’un état à un autre qu’ils désirent. Ils sont censés être là par choix. Nous respectons leur projet personnel, mais nous les formons quand même à un métier, c’est-à-dire à un carcan de compétences dans un milieu qui est un peu en panne : que ce soit au niveau financier ou des idées, l’action sociale a du mal à suivre l’évolution très rapide de la société. Pour avoir du sens, le travailleur social doit s’adapter à chaque personne qu’il accompagne… Or, il se trouve dans un système et une mise en situation de service qui fait que l’accompagnement devrait être presque uniforme à chaque fois. C’est ce qui est le plus difficile aujourd’hui : comment, au sein de ce système, arriver à amener d’autres idées, progressivement, pour que les institutions bougent aussi leurs lignes… D’autant que les étudiants ont un capital d’idées et d’énergie qu’il faut valoriser. Je dirais que nous sommes aussi dans un moment de passage. On verra comment nous ferons concilier les espaces.
Le projet KILT amène un paradigme culturel important…
Je dirais primordial.
… mais pourquoi a-t-il été oublié, dans le milieu de l’action sociale ?
Nous travaillions par cases. Nous étions dans une phase où les gens étaient catalogués. Ce qui peut rester vrai, encore aujourd’hui. Mais ce n’est pas parce qu’un élément déterminant met une personne dans un état de fragilité sociale, voire médico-sociale, qu’il la caractérise dans son ensemble. Par exemple, nous allons nous occuper d’une personne atteinte d’Alzheimer à cause de cette maladie-là. Mais ce n’est pas la seule chose qui la caractérise : avant d’être malade, elle a été quelqu’un. Elle a des origines, a peut-être passé quelques années à l’étranger, a travaillé… Elle a construit sa propre culture, son identité, à travers tous les choix qu’elle a pu faire au cours de sa vie. Et en plus de cela, elle se retrouve malade aujourd’hui. Tout ceci nous renvoie à la singularité d’une personne, domaine qui a été très peu abordé au sein de la formation des travailleurs sociaux.
Quel est l’apport, pour un travailleur social, de mieux discerner l’identité de la personne qu’elle accompagne ?
Son accompagnement ne marche que s’il a la volonté et la capacité d’aller se mettre à ce point dans une relation de proximité avec la personne, et la laisser dire ce qu’elle veut par rapport à tout ce qu’elle est. On évite ainsi, à priori, de caler des réponses toutes faites. Certains de nos étudiants se sont retrouvés en stage dans des maisons de retraite, où le personnel était un peu démuni face à des personnes âgées qui ne parlaient plus depuis quelques années. Jusqu’à ce qu’un jour, quelqu’un se mette à leur parler basque. Ce qui a eu pour effet de libérer ces personnes âgées. Dans le centre de formation, nous nous sommes dit que nous avions raté quelque chose à ce niveau-là.
La solution, pour le travailleur social, ne se limite pas pour autant à parler basque : il faut considérer la langue comme un élément dans l’identité d’une personne, c'est-à-dire dans tout ce qui l’a amené à se construire telle qu’elle est. C’est ce qui nous a amené à prendre en considération ce paradigme-là dans le projet KILT. Et nous avons constaté que, dans nos établissements de formation, nous ne travaillons pas cet élément-là : nous sommes dans la reproduction d’un système de formation. Evidemment que les travailleurs sociaux doivent avoir des compétences, mais si nous ne leur apportons pas la capacité à être curieux de l’autre, nous ne ferons que la moitié du chemin, et nous laisserons la dégradation des personnes à accompagner se générer.
La philosophie employée pour l’expérimentation de KILT, est de faire plonger les étudiants dans ce qu’ils sont…
Faisons attention à l’autre, restons curieux à ce qu’il est… Mais pour cela, il faut que je fasse d’abord ce travail sur moi-même ! Quels sont mes points d’ancrage, qu’ai-je à donner à l’autre, qu’a-t-il à me donner ? Nous sommes autant dans la découverte à l’autre que dans la construction d’une relation. Et pour que cela reste solide, je dois d’abord me connaître le mieux possible, dans toute ma complexité. J’ai beau comprendre un cheminement intellectuel vis-à-vis de l’autre, si je reste figé sur mes représentations, quelque chose ne va pas marcher. Autrement dit, pour qu’une personne rencontre l’autre, il faut d’abord qu’elle se soit elle-même connue.
Mais on n’a pas forcément toujours envie, voire le temps, de plonger en soi, ou de connaître l’autre…
C’est effectivement la réalité. Il faut trouver un juste milieu entre la systématisation d’une manière de procéder et la connaissance de l’autre. Dans certains établissements, la toilette, c’est dix minutes par patient. Mais il faudrait peut-être essayer de se dire que, dans cet espace contraint, j’ai quand-même une porte d’entrée que je peux utiliser. Et pour cela, il faut être très au clair sur soi. Alors KILT, ce n’est certes pas une grande invention, mais c’est une évolution.
Comment ont réagi les étudiants de l’expérimentation ?
D’après ce que j’ai compris, ils ont eu un certain choc. Ils ont été amenés à se regarder différemment, et à constater comment ils ont construit leur quotidien. Là, on peut se dire que l’on est parfois loin de ses choix, de ses idéaux, de ses rêves. Et qu’il faudrait peut-être changer deux-trois éléments pour que l’on aille mieux. Cela a été comme un outil de développement personnel, avec une écoute et une attention particulière.
Qu’apporte KILT à un établissement comme Etcharry ?
Un lien conscient au territoire dans lequel nous sommes. Auparavant, nous avons essayé de mettre de la couleur dans une formation qui est la même partout en France, mais là, nous pouvons arriver à faire une communion d’intérêts, pour que même les questions liées au domaine du travailleur social permette un développement territorial durable. Ou, du moins, essayer de mettre un peu de sens aux rapports entre les uns et les autres dans un territoire.
Ce qui rejoint la thèse de la sociolinguiste Belen Uranga, affirmant qu’un développement durable total n’est pas envisageable sans considérer le paradigme de la langue et de la culture…
Dans les cinq finalités du développement durable, l’une est celle de l’épanouissement de tous les êtres humains, ce qui passe par la langue et la culture. Le développement durable m’est plus intéressant à aborder sous cet angle-là, que celui, par exemple, du réchauffement climatique. Pour être honnête, j’ai du mal à me motiver à 200% pour aller sauver la banquise. Je sais que c’est important, mais c’est loin. J’essaye de m’appliquer, mais en m’épanouissant d’abord dans mon quotidien. Si, dans un processus de développement durable, chacun ne peut pas vivre mieux, à la manière dont il souhaite, il n’y aura pas de cohésion.
Le projet KILT s’est établi à une échelle européenne : comment s’est établie la relation avec les autres membres de pays différents ?
Très bien. Chacun avait ses problématiques. Les Ecossais et Catalans étaient centrés sur l’accueil des populations entrantes, avec leur fragilité socio-médicale. Là, par exemple, certaines maladies très dangereuses sont taboues dans les cultures collectives de ces populations, ce qui donne encore un autre sens à mieux comprendre et connaître l’autre, dans l’urgence et la gravité de la situation. Les Italiens étaient plus dans l’inclusion sociale, avec, par exemple, la prison de Bologne comprenant 160 nationalités différentes. Les Slovaques étaient eux centrés sur les Roms. Là, également, drôle d’anecdote : des collectivités se sont dites que certaines communautés roms ne pouvaient plus vivre sans eau, ni électricité dans leur campement. Les autorités locales ont donc décidé de construire des petits villages en dur aux côtés des campements. Sauf qu’une fois les villages terminés et inaugurés, les Roms les ont pillés pour pouvoir améliorer leurs campements. Les travailleurs sociaux et politiques locaux se sont dit qu’ils avaient omis une certaine dimension dans leur cadre professionnel. Ces contextes et conjugaisons différentes ont permis de produire un cheminement commun au sein de KILT. Au-delà du but qui nous liait, le processus en soi a été très enrichissant, ayant nous-même été les premiers objets de notre support. En plus, nous n’avions pas une langue commune, mais nous sommes parvenus à communiquer quand même, et à nous découvrir. Mais pour tout cela, il faut du temps.
Justement : après cet essai, comment faire pour concrétiser ce projet dans vos réalités respectives ?
C’est la question cruciale qui se présente désormais à nous : comment nous donnons-nous les moyens pour que cela devienne notre changement de modèle ? Et ce n’est pas forcément une question d’argent, mais bien de sens.
Vous y croyez ?
J’ai besoin de conserver une part de naïveté pour avoir de la conviction, et assumer un minimum de prises de risque. C’est une question de stratégie, et envisager qu’à terme, il y ait un gain collectif : ce réveil de valeurs devra être discuté autour de la table de KILT. Si nous sommes au moins deux ou trois à appliquer cette intelligence dans notre processus quotidien, cela aura un effet démonstratif plus grand. Notamment auprès d’autres acteurs locaux, comme la Région ou le Conseil Général. Ces mêmes collectivités qui nous disent de monter des projets, de produire de la différence, de faire changer les choses mais qui, au moment de jouer carte sur table, nous annoncent que cela va au-delà de leurs compétences. Peut-être que s’ils nous laissaient faire, ou mieux, si nous travaillions ensemble, cela aurait d’autres conséquences sur l’action sociale. L’un des enjeux étant, d’une manière partagée et progressive, de produire de l’efficience.