Thierry Truffaut (1957, Bayonne, Labourd) est anthropologue, animateur, et surtout passionné de carnaval. Auteur d’ouvrages de référence, il revient dans cet entretien sur le renouveau des carnavals labourdins de la fin du XXème siècle tout en soulignant les enjeux qui se dessinent pour ce rendez-vous incontournable de la culture basque.
Comment en arrive-t-on à étudier le carnaval basque d’aussi près ?
Les chemins de la vie sont remplis de surprises… Je suis issu d’une vieille famille gasconne bien enracinée à Bayonne, une culture à l’époque assez passéiste, plutôt anti-basque. Mais au lycée, au début des années 1970, il y avait un foisonnement de clubs basques qui étaient très attirants pour les jeunes : même si cela n’était pas (encore) officiellement de l’abertzalisme, c’était un mouvement vivant, et qui se projetait vers l’avenir. Cela a été ma porte d’entrée vers la culture basque, et donc du carnaval. D’un autre côté, j’ai toujours été attiré par le côté festif de Bayonne, sa rue, mais aussi par le cirque, le théâtre, et même l’histoire, qui sera ma première filière d’études à l’université.
L’association Lauburu vous a spécialement attiré…
J’avais auparavant créé le club Gure Kondaira au lycée, qui servait à étudier les monuments des alentours. Fin 1974, je rentre effectivement en contact avec la toute jeune association Lauburu, qui cherchait des jeunes pour des chantiers de fouilles, sauver les stèles discoïdales. J’ai alors cotoyé des gens comme l’abbé Lafitte, Eugène Goienetxe, mais aussi des jeunes de mon âge comme Mikel Duvert. J’ai aussi eu la chance d’être intégré dans les groupes Etniker de Barandiaran : cela étonne les gens aujourd’hui, mais oui, j’ai travaillé avec Barandiaran ! J’aurais d’ailleurs une reconnaissance plus tard, avec la bourse de sa Fondation pour mon étude sur les carnavals labourdins.
Vous aviez donc une vue d’ensemble de la culture traditionnelle…
Oui, je commençais à étudier de plus près les pastorales et mascarades. A ce moment-là, naissait aussi en moi un sentiment abertzale, ce renouveau qui a également donné un foisonnement culturel entre 1975 et 1985. C’était une époque assez incroyable, où les ikastola, qui avaient déjà pris les devants, étaient les fers de lance de cette revivification. En parallèle à tout ce mouvement, j’avais entrepris des études d’histoire à Pau (où se trouvait mon maître, Eugène Goienetxe), mais aussi effectué un gros travail sur l’histoire de la ville de Bayonne, ce qui m’avait fait repéré auprès des gens de la mairie, et autres associations. C’est à ce moment-là que Manu Castella, le directeur de la MJC (Maison de la Jeunesse et de la Culture) de Bayonne nord, me contacte : il souhaitait de l’aide en vue d’un projet d’intégration de la culture basque dans leur quartier.
Ce qui ne devait pas être évident, à l’époque…
C’était de la folie puissance dix ! Mais me voilà animateur, développant ainsi des activités autour de la culture basque : camps de jeunes, expos, diaporamas… Le directeur et moi étions tellement fonceurs, que nous touchions même le côté politique de la cause basque : nous avions créé un diaporama, à partir d’une enquête de France Culture, pour expliquer, sans justifier, la cause de l’ETA. Nous posions, au sein de l’histoire du Pays Basque, le problème de la violence du franquisme qui martyrisait un peuple. Nous avions même fait le tour des campings en été avec ce diaporama ! L’idée vient en 1978 de la création d’une université populaire basque à l’intérieur de la MJC. Des cours-conférence de civilisation basque avaient lieu tous les vendredi soirs, où tous les spécialistes de l’époque se relayaient pour offrir un éventail le plus large possible à un public qui était nombreux et varié. Puis j’ai commencé à regarder le groupe folklorique de la MJC, qui œuvrait surtout autour de la danse. Etant de plus en plus attiré par le sujet, je me suis mis à parcourir les différents carnavals, notamment ceux du nord de la Navarre…
Cela fut une découverte ?
Totale. Tout le sens de ces danses était là. Je me rendis compte qu’entre ce que nous faisions à la MJC, et ces carnavals-là, il y avait un monde. Je commence à le faire remarquer au sein de l’association : je suis si dérangeant, qu’un conflit éclate entre le responsable du groupe folklorique et moi. Le directeur me fait tellement confiance qu’il décide de me confier le groupe pour la rentrée suivante ! La moitié des danseurs partent en disant que je n’y connaissais rien, et que je ne savais même pas danser… Ce qui était totalement vrai ! Je disposais d’un été pour ébaucher le début d’un projet qui se devait convaincant… La chance étant avec moi, je rencontre Betti Betelu, maître-danseur labourdin incroyable. Il venait de monter, un an auparavant, une troupe de danse populaire basque sur Biarritz : je découvre ébahi, lors du premier Mutxiko Eguna, le résultat de son travail. Je le convaincs de venir enseigner à la MJC.
Ce qui a du rassurer vos danseurs…
Ils levaient haut la jambe, mais pas vers une grande spiritualité ! Betti et moi leur avons expliqué l’âme de ces danses, l’essence du carnaval, l’importance de ces moments pour une communauté, et non pour une exposition folklorique devant les touristes… Souhaitant également leur transmettre une vision globale du Pays Basque, nous nous étions vite jumelé avec des communes de chaque province pour pouvoir échanger et apprendre les uns des autres. Cela fut un foisonnement incroyable durant deux ans, où nous avons bousculé nos danseurs, parmi lesquels se trouvaient Filipe Lesgourgues et Claude Iruretagoiena… dont on ne présente plus le parcours !
L’importance de la transmission…
Je me suis aperçu, en côtoyant les groupes autochtones, que l’identité était forte à condition qu’elle soit marquée d’un territoire, d’une place commune où a lieu un échange : une communion les yeux dans les yeux entre danseurs, avec les spectateurs, où tout le monde se retrouve dans sa tradition. Ce qui n’est pas du tout la même relation lorsque nous avons pris un billet pour un spectacle. Puis il ne faut pas oublier l’importance du temps, et les dates-repères : la communauté sait que tout le monde sera présent ce jour-là. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la France bien jacobine s’est attaqué au facteur temps, autant par l’institution que par la religion, pour casser les cultures locales en déplaçant les jours de fêtes… J’ai d’ailleurs découvert un texte à Ustaritz où l’on émet l’hypothèse de fêtes patronales en hiver… Saison où le partage communautaire a plus de force, puisqu’avec moins de gens extérieurs, cela permet aussi de se retrouver autour de sa langue. Sans tout cela, l’âme qui porte la danse se délite. J’ai donc cherché, au sein de la MJC de Bayonne, de passer d’un groupe folklorique à un groupe autochtone : le rendez-vous du carnaval devenait alors incontournable. Je me suis mis à effectuer des recherches sur le carnaval labourdin… Je n’ai jamais arrêté depuis !
Le carnaval a donc un rôle fondamental pour l’existence du peuple basque ?
Un rôle fondamental, mais aussi de renouveau. Le propre d’une culture n’est pas de dire qu’elle est la meilleure, la plus belle, mais de comprendre que nous avons des souches communes, dont l’humanité. Finalement, chaque peuple va avoir l’intelligence d’aller chercher des greffons, de les mélanger, et de donner leurs jolis fruits singuliers sur la souche mère. Le propre d’un peuple qui vit est celui qui greffe en permanence… Cela tombe bien, puisque l’une des origines du mot ihauteri est « le temps où l’on greffe ». Il est aussi important de comprendre le socle pour que le greffon puisse prendre, ce que les gens ont parfois du mal à comprendre, et n’arrivent plus, au bout d’un moment, à saisir le sens de ce qu’ils font. Pour ma part, cela m’a beaucoup servi de voyager en Europe pour pouvoir comprendre et retrouver le maillon qui nous manquait ici.
Mais dans certains endroits du Labourd, le carnaval ne s’est jamais rompu…
Et cela a beaucoup aidé à faire renaître le carnaval dans les communes où la tradition s’était effondrée. C’est ainsi que nous avons procédé à Briscous, par exemple, avec Claude Iruretagoiena. Là où j’ai constaté que notre greffe avait pris, c’est lorsque j’interviewais un jeune danseur de 24 ans, qui me raconte l’importance du carnaval de son village. Il me dit qu’il se sentait ambassadeur de quelque chose qui ne s’était jamais arrêté, porteur d’une histoire qui liait sa commune… Paroles qui avaient fait hurler de rire le responsable du groupe, révélant alors au jeune danseur comment j’avais participé à la renaissance des kaskarot de Briscous à l’époque où celui-ci était né, 24 ans auparavant. Mais le jeune avait un rapport d’éternité vis-à-vis de son carnaval, et cela m’avait beaucoup touché.
Attirer les jeunes, est-ce un défi pour le carnaval ?
J’ai toujours essayé de comprendre comment le vecteur culturel aidait à construire une identité : je l’ai constaté jusque dans des établissements psychiatriques. Le gros problème des jeunes aujourd’hui est d’être dans du zapping permanent, ce qui peut engendrer un manque sécuritaire vis-à-vis de leur identité. Je ne crois pas pour autant que les jeunes en général soient dans une rigueur suffisante pour le long et fastidieux montage d’une pièce de théâtre, par exemple. Par contre, quelque chose de plus court, repéré dans le temps, qui revient d’une année sur l’autre, dans lequel les jeunes vont redonner ce qu’il savent, fixer un moment fort entre eux, le faire évoluer… L’organisation du carnaval est apte à accueillir les jeunes… et vice-versa. D’où l’importance d’apprendre les danses étant petit, dans un moment d’imprégnation : si la base est bonne, les jeunes sauront en faire quelque chose de beau. Evidemment, cela peut se passer dans une ambiance paillarde, mais en trouvant un juste milieu, une rigueur qui vient avec l’âge, et rend autonome un groupe de jeune, pour lequel être kaskarot sera unique dans leur vie. Sans oublier le sentiment d’appartenance à un territoire, qui facilite la construction d’une identité. Ce qui est acheminé par la tournée des maisons, ainsi que le moment de fête entre les jeunes une fois Zanpantzar brûlé. Voir les anciens du village pleurer en voyant arriver les kaskarot, ou lire de la fierté dans leurs yeux : je crois que les jeunes ont besoin de ces moments-là encore aujourd’hui. Tout comme le vide ressenti au lendemain du carnaval, qui donne envie de recommencer l’année suivante.
Cela passe donc par un groupe fermé de jeunes, ce qui n’est pas vu d’un très bon œil par la société occidentale actuelle…
Société qui tend à ne plus saisir la complexité de la vie, selon moi. On m’a récemment interpellé au sujet des kaskarot d’Ustaritz, en les taxant de machistes, parce que seuls les jeunes hommes les effectuent. Pour moi, Ustaritz préserve une vision du groupe fermé qui vit quelque chose de très fort, certes masculin, mais qui a tenté de s’ouvrir aux filles. Ce n’est pas rendre service aux femmes que d’occuper systématiquement les places des hommes, tout comme la mixité ne doit pas tout annuler non plus.
Mais les kaskarot avaient pour fonction de mener les jeunes hommes célibataires vers les maisons de jeunes femmes célibataires… Sans cette fonction-là, une tournée des maisons exclusivement masculine a-t-elle encore du sens aujourd’hui ?
On ne peut pas arrêter la fonction des kaskarot à une fabrique de couples. Il faut d’ailleurs relativiser leur effet vis-à-vis du mariage. Je ne dis pas que la mixité n’a pas lieu d’être : si un bal populaire cesse d’être mixte, on perd beaucoup de choses… A titre d’exemple, mon beau-père, Pierrot Gil (maître qui m’avait été présenté par Betti Betelu), sortit de la piste de danse en ayant constaté que la fille qu’il courtisait (avec qui il se marierait plus tard) n’était pas dans la ronde de fandango ! Plus généralement, à la fin des kaskarot, les filles étaient souvent conviées à partager la soirée entre jeunes. Néanmoins, Il me semble important de vivre des moments uniquement entre jeunes hommes, et uniquement entre jeunes femmes pour se construire : il y a des choses à se dire entre soi. D’ailleurs, des carnavals ont été organisés en trois temps par le passé : la journée des jeunes hommes, celle des jeunes femmes, puis celle des mariés. La journée des femmes, qui avait généralement lieu à la Sainte Agathe, était strictement interdite aux hommes, sous peine d’être exclus et battus !
L’esprit réducteur actuel ne se retrouve-t-il pas également en limitant le carnaval au simple fait de se déguiser ?
Cela est évidemment dû à la récupération de nos fêtes par des entités qui recherchent uniquement du profit : il suffit de voir ce que noël est devenu. Cette uniformisation met effectivement en péril toute la complexité du carnaval ; la dualité entre deux saisons, deux années, deux mondes, un combat contre la mort et la maladie. Avant, on se battait pour que la terre soit fertile lors de la nouvelle année : c’était une question de vie ou de mort. De nos jours, les enfants n’ont pas à craindre de loup, ne perdent pas trois frères et sœurs la même année… Mais notre société leur apporte aussi des peurs, et il est important de mettre des mots dessus : la période de carnaval peut être une manière de le faire, mais à leur niveau, presque indirectement. Les masques servaient aussi à faire peur aux enfants, afin de les éduquer à ne pas s’aventurer seul dehors la nuit. L’éducation touchait également l’initiation à la danse, lors des veillées, par exemple. De toute manière, avant les enfants ne faisaient pas carnaval, et les mascarades sont réservées aux jeunes atteignant l’âge de raison, lorsque l’on commence à saisir la complexité de la vie.
Il faut donc envisager une progression dans le temps, pour mener les enfants vers le carnaval, ou les mascarades, lorsqu’ils seront en âge d’entrer dans le monde adulte ?
Oui, mais n’est-ce pas là le propre de l’éducation ? Le carnaval est une école populaire, finalement. Il est important de donner goût dès l’enfance, en partageant progressivement des connaissances, qui touchent aussi bien la danse que le conte, voire le théâtre. Ecrire un jugement de Zanpantzar peut-être un exercice adéquat, à condition de faire comprendre qu’au bout, les jeunes ont la possibilité de dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas. Ce moment de bilan peut être très mal vécu par certains élus, d’ailleurs ! Mais il reste fondamental de responsabiliser les jeunes, leur aiguiser l’esprit, et leur donner la parole.
Vous vous rendez régulièrement dans les universités, les conservatoires afin de causer carnaval : quel est le sens de porter cette culture populaire au sein de l’académie ?
Etant toujours animateur, je vais d’abord voir les jeunes, qui sont en âge d’être acteurs. J’ai pour but de valoriser ceux qui ont pu enclencher une dynamique autour du carnaval, mais aussi de titiller ceux qui sont loin d’un tel processus. Il s’agit aussi de légitimer une culture populaire dans un lieu dit savant. Le carnaval m’a fait reprendre des études en ethnologie. Je n’ai pas pu soutenir mon doctorat pour raison de santé, mais j’ai eu une reconnaissance universitaire. Au-delà de cela, je leur fais comprendre que les messages, les visions futures de notre société peuvent être mieux portés par une culture populaire que par une représentation parisienne, « boboifiée » et coincée. Ouvrir un large éventail de connaissances aux jeunes générations reste fondamental à mes yeux vis-à-vis du futur.
Le prochain enjeu du carnaval n’est-il pas aussi de redevenir un espace hégémonique de l’euskara ?
Oui, même si je suis mal placé pour le dire. Je n’ai pas eu l’occasion d’apprendre correctement l’euskara : malgré mes efforts, ma situation professionnelle m’a régulièrement éloigné du Pays Basque et de sa langue. Par contre, j’ai toujours fait en sorte d’enquêter en basque : les témoignages en euskara ont été très importants, parce qu’il y avait des manières de dire et des mots qui n’auraient pas été aussi riches, ou profonds, en français. Il s’agit aussi d’un minimum d’honnêteté. Mais oui, l’euskara devra gagner l’espace du carnaval. Lors des tournées des maisons, j’encourage la présence de bertsolari, si possible du village, ou qui est renseigné sur le village. D’une part, l’accueil est différent lorsque l’on parle aux gens de ce qu’ils sont, et de l’autre, le bertso dispose d’une autorité qui facilite l’utilisation de l’euskara tout en la valorisant. Une jeune d’Itxassou me confiait comment il lui était important de vivre les kaskarot le plus possible en basque, notamment dans les maisons. Cela me paraît essentiel d’aller au fond de l’âme qui nous construit. Je crois qu’il est aussi important de piquer la curiosité de ceux qui ne comprennent pas le basque, et je sais de quoi je parle ! Cette frustration donne envie, surtout dans ce contexte, qui forge le respect. Enfin, il y a aussi un enjeu plus que théâtral dans le procès de Zanpantzar : l’importance d’écrire cette pièce en basque, de la partager en basque est certes immense, mais la question de la dimension de l’euskara sur la place publique l’est tout autant.