Philippe Etchegoyhen (1940, Idaux, Soule) a parcouru le monde, en tant que professeur et directeur d'écoles. Il n'a toutefois jamais oublié la Soule. Il édite ses mémoires en deux tomes (le premier tome a été publié fin 2011). Il donne ici un avant-goût de sa prochaine œuvre, tout en proposant une visite particulière de sa province natale.
Xan Aire : Comment était le village d'Idaux, durant votre enfance ?
Philippe Etchegoyhen : J'étais fils de métayer. Né à Abense-de-Bas, nous nous sommes installés à Idaux quand j'avais quatre ans. J'étais le benjamin de la famille. Même pour moi, il y avait toujours quelque chose à faire à la maison, hélas ! Aller chercher de l'eau, s'occuper des animaux, le bois... Nous rentrions le plus tard possible à la maison ! A la pelote avec les copains, ou bien à embêter les ânes... L'instituteur était très bon, le curé un peu moins... Certainement la source de ma carrière de professeur ! Sinon, les gens vivaient ensemble, ils y étaient plus ou moins contraints. Pour le travail... Cela provoquait une autre ambiance. On croisait toujours quelqu'un, avec ses vaches, par exemple... On restait blaguer en chemin. Dans les maisons, c'était une autre paire de manches. Trois générations se côtoyaient, et les gens en ont souffert. Soit la jeune maîtresse de maison, parce que les anciens étaient odieux, ou vice-versa, si la jeune matrone était dure.
J'ai dit que j'étais fils de métayer. C'est une chose qui était très importante dans la Soule d'antan. Il y avait cinq catégories de gens. Les grands propriétaires, les petits propriétaires, les métayers, les ouvriers qui travaillaient ça et là, puis les bohémiens. Chacun savait où il se trouvait. Surtout au moment de se marier. On se mariait entre gens de la même classe sociale ! Je sais qu'un homme avait envoyé son fils en Amérique, parce que celui-ci voulait épouser une fille qu'il ne fallait pas. On ne se mariait pas toujours par amour, mais bien souvent selon les intérêts de chacun ! Ces frontières ne se voyaient pas de l'extérieur, mais elles étaient bien présentes. Un métayer n'est entré au conseil municipal dIdaux qu'en 1965 ! Les propriétaires ne traînaient pas au bar du village, ou très peu. Ils n'étaient pourtant pas tous riches. Mais c'était la noblesse d'alors, il y avait une apparence à préserver. Les enfants de certains propriétaires n'avaient pas le droit de jouer avec les enfants de la rue, plus modestes...
Et les bohémiens ?
Ph. E. : Ils vivaient au bord de la rivière. Ils pêchaient les truites à la main, les vendaient, c'était leur gagne-pain. Les gens en raffolaient ! Une fois, un restaurateur de Mauléon avait reproché un prix trop élevé à un bohémien, qui lui avait rétorqué : "ah, mon pauvre, avec cette TVA..." Ils avaient un sacré sens de la répartie ! Mais ils étaient bien intégrés, ils traînaient dans les bars. Ils parlaient le basque, certains même le souletin. Ils avaient des surnoms, ou le suffixe bohémien à leur prénom. Etre bohémien, c'était aussi un mode de vie. Ils s'étaient implantés dans les parages il y a environ 500 ans. Ils parlaient romanche entre eux. La base du vocabulaire était le rom, qui s'est perdu en dix ans à peine.
Quant à vous, vous avez dû quitter votre Soule natale...
Ph. E. : Et oui, emporté par la vie. J'ai fait l'Ecole Supérieure à Châteauroux, puis une formation de professeur de mathématiques à 'luniversité de Poitiers. Durant notre jeunesse, nous sommes allés en Algérie, en suivant notre idéologie, pour voir de nos propres yeux les terribles combats de l'époque. Aujourd'hui, la mode est au "tique", comme l'informatique. De notre temps, c'était plutôt le "isme" : maoïsme, anti-colonialisme. Cela fut une aventure formidable, en stop et compagnie !
Puis avec mon métier, j'ai parcouru le monde. En 1969, à Tahiti. Nous y étions bien ! Sans route ni télévision... A observer les poissons, à faire la fête... Mais la loi limitait le séjour de Tahiti à six ans. Puis nous avons bougé principalement avec la Mission Laïque, en tant que prof et directeur : au Kenya, à Palma, en Iran, à Saragosse, au Pas-de-Calais, dans le bassin parisien, en Suisse, au Boucau, à Saint-Sébastien, en Bolivie... Jusqu'à la retraite, où nous nous sommes installés ici, à Idaux.
La Soule ne vous a pas manqué ?
Ph. E. : Oui, toujours. Mais nous y revenions pour les vacances. Même au paradis de Tahiti, la Soule nous manquait. Nous étions pourtant dans un village de pêcheurs. Ils aiment chanter, aller dans les bars, faire la fête... comme des Souletins ! Ils niaient parler français, mais en buvant un petit coup, les langues se déliaient ! Je leur disais qu'ils étaient comme mon père, puisque lui aussi se perfectionnait ainsi ! Nous y étions bien, mais d'une autre manière. Nous avons quitté Tahiti en larmes. Mais je dirais que le fait d'être loin de la Soule a eu ses avantages. Rentrer et quitter Idaux, c'était quelque chose ! On prenait du fromage, du pâté, du jambon... Mais nous étions bien partout où nous sommes restés.
Pourriez-vous décrire certains endroits de la Soule ?
Ph. E. : Ouf ! Je suis un piètre guide ! Je présenterais d'abord la Soule dans sa globalité, puisque les gens ne savent guère que notre petite province est divisée en trois zones principales... Il y a la Soule de la haute montagne, Basabürüa, Saint-Engrâce, Larrau, les alentours d'Iraty, avec de belles forêts de hêtre, de larges pans de montagne, mais aussi des endroits plus sombres, comme Kakueta ou Oltzarte... Puis il y a la moyenne montagne, Barcus, Esquiule, qui s'ouvre sur le Béarn. Il y a aussi la région que nous appelons Pettarra, qui a un lien étroit avec la Basse-Navarre. Le massif des Arbailles est également là, située au milieu. Chaque région a beaucoup apporté aux autres, et toutes ont formé la Soule et son identité si particulière. Entre le Béarn et la Navarre. Les métayers ont également joué un rôle important, puisqu'ils ont été à droite, à gauche, en tissant les liens de la Soule. Mais je voudrais attirer un regard particulier sur le village de Saint-Engrâce : c'est un monde. Un village à part, géographiquement parlant. Leur langue basque est aussi différente, belle et particulière. Certains mots et expressions ne se trouvent que là-bas. Etxahun Iruri disait que c'était la huitième province du Pays Basque, pour titiller sa femme qui était de là-bas ! A une époque, ce village haut perché comptait plus de mille cent habitants ! C'est incroyable !
Vous avez côtoyé la haute montagne. Si vous pouviez la décrire...
Ph. E. : Volontiers ! Elle m'a vraiment marqué. C'était un dimanche, le 20 août 1950. J'allais alors pour la première fois à la montagne, la vraie ! Je n'avais pas rechigné à me lever tôt, ce matin-là ! J'y allais pour un séjour d'une semaine avec mon frère, à la demande de mon père. J'étais tout fier ! Nous avions vu les fêtes dAhüzki, d'où nous avions encore trois heures de route sur notre âne, avant d'arriver à la cabane.
On y apprit beaucoup. J'ai appris la chanson Boneta eta txapela là-haut ! Puis il y a aussi une drôle d'histoire sur l'eau. Les jeunes et les anciens restaient ensemble à la cabane. La tradition voulait que celui qui ramenait l'eau depuis la source dise "benedicamus" au moment de franchir le seuil de la cabane. Les autres devaient répondre "Domine". Une tradition qu'ignorait un jeune berger. Un jour, revenant chargé d'eau, il ne prononça pas l'incontournable "benedicamus". Le vieux berger lui rétorqua alors "cette eau est sale, retourne à la source". Le jeune s'exécuta, mais commit de nouveau la même faute, et l'ancien le renvoya à la source. Cependant, un autre berger de la cabane accompagna discrètement le jeune. Il lui dit de remplir les récipients, mais aussi d'uriner dedans, et de prononcer "benedicamus" en rentrant. Le jeune accomplit ses paroles à la lettre, y compris le fameux "benedicamus". Et le vieux berger saisit alors un pichet, but et s'exclama "ah, que cette eau est bonne et saine !" ! C'est une belle histoire, mais qui n'est pas vraie, à mon avis. Nous savions tous qu'il fallait dire le "benedicamus", puis nous n'allions jamais seul à la source, toujours avec un frère ou le père. Si jamais nous faillissions à la tradition, un ancien était là pour nous la rappeler !
Qu'elle était la vraie fonction du cayolar ?
Ph. E. : Dans notre coin, son rôle était d'enseigner la vie en communauté. Un berger m'a déjà eu dit "mon pauvre, si tu savais les belles siestes que nous avons faites !", ou encore "pour faire nos maigres fromages, il ne fallait pas une tonne de travail". Ils n'étaient pas surmenés, non... La transmission était la vraie fonction de la cabane. En Soule, il y avait un système très compliqué : il faudrait quatre jours pour l'expliquer ! Mais on peut quand même dire que chacun avait un rôle à jouer. Dans une cabane, il y avait sept bergers, avec chacun une fonction précise, qui changeait tous les jours : la bonne, le berger ouvrier et le maître berger pour les brebis taries, le berger ouvrier et le maître berger pour les brebis allaitantes, et la matrone. Le septième était Uzkia (le "trou du cul du chien"), il ne faisait rien ! Un jeune de dix-sept ans pouvait être maître berger. A la montagne on abandonnait son statut du village. Chacun apprenait. Ce système s'est perdu après la guerre.
Aujourd'hui, celui qui se promène en montagne peut-il voir ou percevoir le mode de vie d'antan ?
Ph. E. : Il n'y a plus de cabane. Cette société a disparu. Aujourd'hui, c'est en octobre qu'il y a le plus de monde là-haut, en période de chasse ! Sinon, il n'y a que des animaux ! On a construit de beaux refuges sur les anciennes cabanes, mais il n'y a plus personne ! Peu de fromage sont faits en montagne. Par contre les gens peuvent encore être propriétaires de quelque chose là-haut. Je ne dirais pas que tout a disparu. On y vit d'une autre manière. Sur les hauteurs d'Iraty, lieu que je connais le mieux, il y a encore de jolis endroits à voir, ou à découvrir. Le plus intéressant est à Ithurxar : ils ont préservé l'ancienne bergerie, pour que les visiteurs puissent voir les anciens modes de vie. Il y a une réserve à fromage, qu'ils font encore là-haut d'ailleurs. On peut y trouver les tables et les outils de l'époque. Une visite s'impose ! De toute manière, les plus beaux endroits de la Soule sont là-haut, loin des villages et du monde. Mon père disait toujours que si l'on entendait un coq chanter depuis une cabane, ce nétait pas une vraie cabane. Ensuite, je peux vous conseiller le garde forestier Etxepare pour visiter les forêts avoisinantes, c'est un régal ! Et Dominique Etxebarne pour les Arbailles, qu'il connaît comme sa poche.
La Soule a-t-elle changé ?
Ph. E. : A l'image de sa montagne, c'est le mode de vie qui a évolué. Nous avons préservé notre identité, comme l'attestent les mascarades et les pastorales. La pastorale est quelque chose de particulier, à voir l'été. C'est une œuvre qui naît dans un village, durant une année, qui y meurt pour renaître dans une autre commune, sous une autre forme. Il y a deux préoccupations majeures en Soule : la langue basque et la désertification. Même si beaucoup croient le contraire, nous savons tendre les bras : nous avons pris nos danses, pastorales et mascarades de l'extérieur. Mais aujourd'hui, je ne sais pas si nous avons une population suffisante pour continuer tout cela.
Mon rêve serait de voir une Soule manex (Soule-Navarre, ndlr). Certains désapprouvent cette idée, mais je reste persuadé que chacun peut beaucoup apporter à l'autre. Nous devons unir ces terres du Pays Basque intérieur. Sur la côte, on nous voit comme des indigènes. Mais la route qui va de Bayonne à Mauléon est la même que celle menant de Mauléon à Bayonne.