Philippe de Ezcurra (1974, Urrugne, Labourd) est accordéoniste. Élevé dans les places, endurci au sein de l’académie : il souhaite atteler ses deux écoles au conservatoire de Bayonne, où il recherche l’identité de ses élèves en tant que professeur. Ils y ont d’ailleurs organisé la cinquième édition de la "Journée de la culture basque", afin de construire quelques passerelles socio-culturelles d’année en année.
Dans une famille de pilotari, naquit un musicien...
Et oui ! J’étais aussi pilotari, comme mes frères, mais je me suis mis à l’accordéon à neuf ans... Aita souhaitait que l’un de nous s’essaie à la musique, et puisque j’étais le troisième, j’ai osé franchir ce pas... Cela fut l’accordéon, puisque cet instrument était réellement présent dans l’ambiance festive de nos villages. Les débuts étaient difficiles, le professeur assez strict, mais je me suis accroché ! A un moment donné, vers 12 ans, la pelote et l’accordéon n’étaient plus compatibles : il fallait préserver mes doigts, et le professeur de musique avait clairement laissé entendre qu’un choix serait inévitable. J’ai opté pour l’accordéon... En jouant assez vite après dans les places, et en ayant compris certaines choses.
Qu’avez-vous compris ?
Que les cours étaient importants pour apprendre la technique, et avoir une base solide... Mais que les gens, la place, et surtout la danse vous donnait de la couleur. Cette ambiance festive a été décisive pour que je devienne musicien. J’étais en plus très timide, mes frères aînés ayant un caractère très prononcé ; j’ai trouvé ma voie comme musicien : je me suis lâché, et enraciné dans ce monde. J’ai passé mon premier réveillon en tant que musicien à treize ans, puis à quatorze, j’étais dans les places avec les autres. A Urrugne, on comptait déjà avec Beñat Elizondo, et il y avait Mixel, joueur de batterie : nous avons débuté dans les carnavals, les mariages, les fêtes, places en tout genre, avec notre groupe Belatxa. J’ai continué mes études jusqu’au bac, mais c’était très compliqué de gérer tout cela : je m’endormais en classe, puisqu’on jouait toujours quelque part, de février jusqu’en automne !
L’ambiance devait différer, des carnavals aux mariages...
Oui, mais cela aidait à varier son répertoire. C’est important, surtout si l’on veut intégrer la société en tant que musicien... Puis culturellement, connaître les danses basques, c’est une base incontournable. Dans les mariages, on apprenait surtout à durer, puisqu’il fallait être garant de l’ambiance toute la nuit ! En résumé, je dirais que j’ai compris ma fonction dans cette société.
Est-ce important de saisir cela ?
Pour un musicien ? C’est primordial. Sans cela, on sait se débrouiller, mais là, on prend une autre dimension, et sans mépris, puisque l’on pénètre dans la vie du peuple. Tout prend un autre sens...
Néanmoins, dans les années 80, à quelques kilomètres d’Urrugne, le mouvement punk explosait en Pays Basque sud : Kortatu à Irun, par exemple... Tandis que vous vous dirigiez vers l’accordéon...
Oui, mais attention : lors de la même époque, la revitalisation de la musique traditionnelle basque a été très importante ! Des personnes comme Joseba Tapia, Kepa Junkera ont apporté une autre dimension au trikitixa, en commençant par les fêtes. Nous avons ressenti cela de plein fouet ! Il y avait une ambiance propice à la danse... Et quels groupes : Mintxoriak, Gazteok, Akelarre... Il s’agissait de référence de tout le Pays Basque, puisqu’ils parcouraient aussi le sud, et pour nous, jeunes musiciens, c’était du pain béni ! Pour enrichir son répertoire, et mettre de côté nos complexes... Il y avait aussi des disques à la pelle.
Pourquoi ne vous êtes-vous pas mis au trikitixa ?
A cette époque, en Iparralde, il n’y avait pas d’ambiance socio-culturelle liée au trikitixa... Beñat Elizondo, Louis Beherretxe, Galtxetaburu étaient nos référents directs, et tous accordéonistes... Les txaranga d’Iparralde étaient composées de clarinettes, caisses claires (il n’y avait pas de tambour), de txirula et d’accordéons... Tapia, Junkera aussi ont débuté ainsi... Il ne faut pas oublier que l’accordéon actuel est une évolution de l’accordéon diatonique, et que le nouvel instrument offre beaucoup plus de possibilités en tant que musicien. Je veux souligner ici que l’instrument n’est pas le plus important. Tapia, Junkera avaient un talent fou, et ont commencé à jouer du trikitixa d’une manière différente, qui a trouvé écho au sein des gens : ils ont aussi trouvé leur fonction dans la société, et c’est de là que le trikitixa s’est revitalisé. On avait affaire à un instrument qui allait droit aux oubliettes ! Cantonné à la rue : je ne la dénigre pas, mais si vous démontrez que vous pouvez tout jouer (ou presque) avec un instrument, vous l’emmenez dans une autre dimension. Nous avons commencé à jouer des compositions de Tapia dans les mariages, et il était clair que les gens les avaient adoptées. De mon côté, j’ai appris à jouer une dizaine d’airs avec le trikitixa, mais cela ne m’a pas paru intéressant : j’avais plus de possibilités avec l’accordéon, et l’ai toujours préféré. Il s’agit d’un instrument qui fait plus corps avec ma pensée, j’y puise plus de liberté. Mais c’est un ressenti très personnel, et je ne veux rien dicter à personne : au conservatoire, je dis toujours qu’un professeur doit laisser sa part de musicien de côté, s’il souhaite écouter et aider au mieux l’élève qu’il a en face. Je me méfie de certaines idées : que l’on joue la véritable musique basque avec le trikitixa, par exemple. Non : on peut jouer de la musique basque avec n’importe quel instrument. Même avec un violon : malheureusement, cet instrument a eu tendance à disparaître du panorama du Pays Basque. Pourtant, si l’on contemple les photos des années 1900, il y a toujours un violoniste parmi les musiciens de Bayonne...
Pourquoi une telle appartenance collective au trikitixa?
A mon avis, les instruments créés ici sont la txalaparta et la txanbela. Au-delà, nous nous sommes toujours appropriés les instruments extérieurs : c’est un signe de notre ouverture. Mais je vais encore reléguer l’instrument sur un second plan : nous nous sommes réappropriés le trikitixa parce que cet instrument était parmi nous depuis longtemps, et que nous lui avons donné du sens dans une nouvelle ère. Il a comblé un manque collectif : un manque de repère local. Et dans le même temps, les écoles de musique et conservatoire étaient exclusivement tournés vers Paris, ville pleine de références... Mais on oubliait la singularité locale : avec mes professeurs, je n’ai jamais appris la musique d’ici. La méthode, le paso doble, la valse... Comme à Paris. Je me suis approprié les airs basques à l’oreille, dans la rue, les carnavals, les bals.
Quand avez-vous décidé de mettre les deux pieds au sein de l’académie ?
Je ne sais pas si j’y ai réellement mis les deux pieds... Je n’ai jamais oublié l’école de la rue. Mais j’ai décidé d’aller plus loin dans l’académie en choisissant le métier de professeur. Si l’on souhaite décrocher le diplôme d’Etat, un chemin exigeant se dresse devant soi. Puis à l’époque, il y avait peu de choix pour se dédier à l’accordéon : j’ai décroché le nom de Myriam Bonnet au conservatoire d’Orsay... Il me fallait donc aller à Paris ! Après quelques essai, elle m’a pris en me disant qu’il fallait revoir beaucoup de choses... Je suis passé au monde classique : très intéressant, et profond. J’y ai travaillé jusqu’à mes 27 ans ou presque, avec un marqueur inoubliable croisé en route : les écoles d’accordéon de Serbie. Ils ont attelé de manière incroyable la musique locale et classique : cela fonctionne très-très bien ! C’est avec cette idée gravée en tête que nous avons ouvert la section accordéon au conservatoire de Bayonne, en 2003. J’ai partagé une idée très claire avec Xavier Belette, directeur et ami : il ne me paraissait pas normal de ne trouver aucun écho de la culture basque au sein du conservatoire. Nous avons évoqué la relation entre le trikitixa et l’accordéon : je lui ai dit qu’une fois l’accordéon maîtrisé, on pouvait se débrouiller au trikitixa. L’inverse me paraissant plus compliqué.
Mais en 2003, il y avait assez de jeunes pour apprendre l’accordéon à un tel niveau ?
Immédiatement ! Nous avons commencé par ouvrir dix heures, et affiché rapidement complet. C’est grâce au travail des professeurs d’accordéon : il y en a pas mal en Pays Basque nord, et nous avions comme élève Laura Bide, qui est une référence actuelle, ainsi que professeure. Puis nous sommes passé à vingt heures, avec toujours le même succès. Entre temps, j’avais clairement établi mon objectif : atteler le répertoire local au classique. J’ai trouvé un équilibre, ce qui me procure un grand plaisir ! Cela a été fondamental de pouvoir laisser le choix à l’élève.
Est-ce que cela fut laborieux de convaincre les collègues du conservatoire ?
Non. Mais ils pouvaient contempler la plénitude de nos musiciens... Puis on n’a que trop vu des classes fermer en France, ainsi qu’en Pays Basque sud, parce qu’ils ne travaillaient que le répertoire classique. Il s’avère très difficile de ne rester que sur une seule voie, de nos jours : on se retrouve vite dépassé. Puis il y a l’importance de greffer la culture environnante. C’est d’abord à nous, professeurs, d’y être ouvert.
La sévérité de l’académie n’est plus donc d’actualité ?
Comment dire... Le professeur doit savoir où mener l’élève : celui-ci le suit, ou non. Les deux-trois premières années se passent bien, mais vous avez votre objectif en tête : s’il faut franchir un cap, il faut beaucoup s’entraîner... S’aiguiser telle une lame, quotidiennement. Je ne vais pas, pour ma part, trop m’attarder sur le niveau : mais sur l’exigence, oui. Que l’élève réponde sérieusement à ce que je lui enseigne. Sauf qu’à notre époque, cette exigence s’affaiblit : les gens préfèrent faire deux ou trois choses à la fois, plutôt que d’en mener une seule le plus loin possible. Cela ne me plaît pas trop : avec de l’exigence et du travail, la personnalité et l’identité ressortent. Le jaillissement de cette force reste, pour un professeur, le trésor le plus précieux.
C’est en cela que la figure du maître est importante, et chancelante à la fois ?
Importante... Oui et non... Un jeune enfant en a besoin : il lui est très important de voir régulièrement un référent. Mais à partir de quatorze ans, je souhaite lui créer quelque chose de l’intérieur : le plaisir, l’exigence, la curiosité... Cela me paraît important d’être pédagogue, et je m’inscris de plus en plus dans cette démarche au sein du conservatoire. Comprendre l’élève, et lui demander : qui es-tu ? La musique est comme une langue : que racontes-tu ? Pourquoi as-tu choisi de raconter cela de cette manière ? Nous évoquons évidemment la technique et autre, mais il s’agit de recours. On les mobilise, à condition qu’ils servent chacun à faire ressortir sa propre couleur... En étant capable de jouer dans tous les styles, mais en parlant aux gens.
Joseba Tapia, musicien d’une grande personnalité, paraît critique dans son dernier livre, “Larreko eskolatik” : il y affirme que l’académie crée de simples interprètes, presque sans couleur...
Il peut se permettre de penser cela ! J’écoute pour ma part beaucoup de musiciens tous les jours, encore plus avec les outils actuels : il y a des écoles différentes, mais au bout, il y a des musiciens ou non ; ils me racontent quelque chose, ou non. La critique de Joseba Tapia me paraît assez dure. En tant que professeur d’académie, je travaille beaucoup de choses, mais d’autres enseignent en tant que musiciens : cela ne me paraît pas suffisant. Les élèves n’accepteront pas toujours une manière de procéder, et il est alors important d’avoir plusieurs recours en poche. Puisque finalement, le plus important est de ressentir les choses et les gens. Et si vous vous sentez bien aussi, allez : on continue...
Peut-être que Tapia critique aussi l’académie dogmatique, exclusivement dédiée au classique, avec peu de lien avec la rue et le peuple... Quoi qu’il en soit, il souligne également l’ambiance actuelle plutôt difficile pour un musicien : beaucoup de haut-parleurs, et peu d’occasion d’y développer ses fonctions de musicien...
C’est vrai. Néanmoins, si vous sortez votre instrument de musique dans un bar, ils éteindront le son des haut-parleurs ! Le fait que les musiciens laissent leurs instruments chez eux fait aussi partie du problème... Comme lorsque nous, bascophones, délaissons notre langue dès qu’une personne ne comprenant pas l’euskara vient parmi nous... C’est un débat difficile, puisqu’en même temps, les gens aiment écouter de la musique depuis leurs téléphones et réseaux. On écoute de la musique partout... Je suis dernièrement Gontzal Mendibil en tant que musicien : lors des repas post-concerts, personne ne va sortir d’instrument... Je veux dire que nous aussi, nous devrions faire un peu plus d’efforts, puisque nous avons les clés entre nos mains... Mais il s’agit aussi d’une des conséquences de la professionnalisation : lorsque nous étions avec Jojo eta Ramuntxo, les repas duraient cinq heures, à chanter et jouer... Oui, sauf qu’après, vous devez beaucoup travailler votre musique, et que vous ne pouvez pas vous permettre autant de fêtes... Vous prenez des habitudes relatives à l’exigence... En vingt ans, les choses ont changé.
Vous organisez d’ailleurs la “Journée de la culture basque”, au conservatoire de Bayonne...
Chose qui ne se faisait pas avant, il est vrai. Nous organisons avant tout cette journée afin d’avoir une influence au sein même du conservatoire : tous les professeurs n’établissent pas de lien avec la culture basque, et il est important qu’ils la vivent. Qu’ils fassent connaissance avec des artistes intéressants : vous faites appel à un Mixel Etxekopar, et vous rêvez dès le début ! Cette année, nous avons fait venir le txistulari Garikoitz Mendizabal, et l’accordéoniste Aitor Furundarena... Nos élèves ont vécu, avec Aitor, une master-class entièrement en euskara, ce qui a été formidable ! Puis il est important d’approfondir nos liens avec le Pays Basque sud... Que nos élèves aient conscience de ce territoire, et l’occasion de jouer dans ces places-là. Qu’ils aient des référents du monde basque, et leur soient ouverts, aptes au dialogue. Que nous intégrions la culture basque dans notre fonds de documentation.
Et cette journée marquera les étapes franchies d’une année sur l’autre en interne ?
J’ai vraiment ressenti que nous nous dirigions vers cette démarche aujourd’hui. Nous organiserons apparemment cette journée chaque année.
Quelle est la place de l’euskara au sein du conservatoire, et des écoles de musique d’Iparralde ?
Elle est moindre. Lorsque l’on ouvre un poste au conservatoire, c’est dans tout le territoire français : il n’y pas là de critère linguistique, par exemple. Cela révèle aussi que nous ne formons pas assez de jeunes locaux, pour qu’ils puissent être professeurs ici. C’est un sacré manque, mais nous ne pouvons pas rester là les bras croisés : c’est aussi pour cela que nous organisons des journées de la culture basque ; les professeur-e-s bascophones pratiquent le plus possible la langue avec les élèves, ainsi qu’entre eux. Le directeur est d’ailleurs en train d’apprendre l’euskara à AEK. Quant aux écoles de musique, la langue basque est plus présente à l’intérieur, ce qui sera d’une grande aide si l’on souhaite démarrer quelque chose sur la côte : les expériences intéressantes sont bien présentes. Je dirais qu’il y a de plus en plus de volonté. Cela sera d’ailleurs primordial, si l’on souhaite atteler tradition et création.
Est-ce l’une de vos préoccupation ?
Une préoccupation majeure ! Je constate de sérieux manques au sein de la transmission : je n’entends plus les chants de notre enfance, de notre jeunesse. Ce qui peut poser problème vis-à-vis de la création : si la base n’est pas connue, à quoi allons-nous la greffer ? Je suis évidemment ouvert aux influences mondiales, mais il me semble primordial de savoir qui nous sommes, où nous sommes, afin d’en profiter aujourd’hui, et de durer demain. Il est difficile de tisser un lien entre la continuité et l’ouverture, de nos jours. Mais il suffit de voir ce que le bertsolarisme a réussi : c’est incroyable ! Je ne perçois pas la même ambiance au sein du chant et de la musique : il y aurait un écosystème à revitaliser ici. J’ai par exemple écouté des choses d’une grande densité, provenant d’Afrique. Nous aurions des choses à y apprendre.
Est-ce mauvais signe qu’une formation telle qu’Oskorri disparaisse, par exemple ?
Les derniers hommages étaient pleins à craquer... Mais je n’oublie pas qu’Oskorri était usé quelque part, et qu’ils ne décrochaient plus de concerts : il me semble, qu’à un moment donné, ils n’ont plus pris de risque, et que les gens se sont ennuyés. Je crois qu’ils ont manqué leur revitalisation, en même temps qu’une certaine ouverture. Lorsqu’un projet fonctionne, ce confort comporte des pièges : la curiosité peut s’amoindrir, ce qui influe sur son rapport à l’extérieur. Il s’agit quelque part d’un calque du conservatoire monocorde évoqué précédemment : on ne travaille que le classique, et on ferme des classes. Pourtant, la confrontation ne fait pas de mal : les débats, les critiques, les défis. Un musicien a besoin de plusieurs projets, s’il souhaite durer, profiter, et procurer du plaisir.