Pablo Martikorena

Pablo Martikorena

"On peut échanger avec l’autre sans se dénaturer"

  • ICB - Xan Aire
  • 13-07-2017
  • Langue : Français

Pablo Martikorena (1985, Villeneuve St-Georges, Ile-de-France) est archéologue, et membre de l’Université Populaire du Pays Basque. Cette association, implantée sur Baigorri, y organise les 11 et 12 août 2017 les journées « Vivre aux Antilles », où les concepts de créolisation et mondialité trouveront écho au sein d’échanges et de débats autour de la langue, la danse, la culture.

Vous avez grandi en banlieue parisienne… La réalité est-elle autre que celle montrée à la télévision ?
C’est parfois très difficile, mais parfois exceptionnel. Il s’agissait d’un quartier ouvrier, qui s’est beaucoup transformé avec l’immigration : une soixantaine de nationalités différentes peuplaient les petits pavillons, à côté des grosses tours… Mon grand-père natif d’Urepel y vivait aussi. La jeunesse de tout ce beau monde était réunie à l’école, dans ce que l’on a appelé des Zones d’Education Prioritaires. Malgré tout, la vie ne se réduit pas à ce qui peut être montré à la télévision, puisque j’en garde surtout des échanges magnifiques. C’est ce qui doit, selon moi, construire la vie : les rencontres.

Ces échanges étaient-ils spontanés, ou plutôt organisés ?
Mes parents, qui étaient artisans d’art, ont contribué à la création d’un centre social, basé sur l’éducation populaire : dans ce cadre-là, ma mère tenait par exemple un groupe de parole de femmes ; il y avait aussi des cours de français, des conseils administratifs et juridictionnels, des activités périscolaires et culturelles… C’était un lieu de vie approprié par les habitants du quartier, et même les repas y étaient multiculturels.

Quant aux difficultés ?
Elles étaient surtout liées à la précarité. Moi-même, je viens d’un milieu très modeste… Mais il y a une certaine fierté, une certaine collectivité dans la pauvreté : on est des gens de peu, on se reconnaît, on est solidaire. La précarité est un stade où l’on est dans l’individualisme, on n’arrive plus à faire lien, on subit : c’est ce qui est dur, et la violence que cela peut engendrer, allant jusqu’à envoyer les enfants vivre dans la rue.

Pour revenir à la mixité culturelle, avez-vous eu l’occasion, ou du moins l’intention d’évoquer une forme de culture basque dans le quartier ?
Je dirais que c’était plutôt quelque chose en filigrane derrière, qui nous a discrètement suivis. Il y avait toujours des mots en basque qui traînaient : on appelait mon grand-père aitatxi, mais lui-même n’a pas transmis la langue à ma mère, ni à moi-même, puisqu’il est décédé lorsque j’étais encore tout jeune. Il était Basque, on le savait, il y en avait d’autres dans le quartier, puis nous passions nos vacances dans le coin, entre Arrosa et Baigorri : cette basquitude est plus un point d’attache familial qu’autre chose, même s’il y a eu également une dimension plus politique à un moment donné.

Mais les Basques du quartier ne se sont jamais exprimé-e-s en communauté, comme pouvaient le faire les Kurdes, par exemple ?
Non : de toute manière, on était trop peu pour cela. En tant qu’enfant ou adolescent, on en parlait au moment de raconter nos vacances entre copains.

Dans ce décor, qu’est-ce qui vous a poussé à devenir archéologue ?
Je laisse filer ma vie au gré des rencontres : dans un tel environnement, l’accès à la culture n’est généralement pas facile, mais j’ai eu la chance d’être initié par mes parents à l’art en général ; mes grands-parents organisaient des vacances à thèmes, puis il y a eu, à l’Université de la Sorbonne, un professeur de préhistoire qui était très bon pour donner le goût de cette matière, et nous ouvrir l’esprit sur le champ des possibles. Je me suis rendu compte que l’archéologie pouvait me donner beaucoup en terme de création et d’expression. Puis il y avait aussi un rapport au temps qui m’intéressait : le temps long, prendre le temps que notre civilisation ne prend plus. Nous étions dans un cadre d’ethnoarchéologie, ce qui prenait aussi en compte l’espace : l’ailleurs de partout ! Je me suis toujours intéressé à l’humain : la construction des sociétés est très intéressante si l’on y entre par l’archéologie.

Vous vous êtes spécialisé dans une période particulière…
Le néolithique : les premiers paysans, la période des premières inégalités, des premières violences instituées. A l’échelle de l’histoire humaine, on dit qu’il s’agit de la première grande révolution. Moi qui suis libertaire, égalitaire, l’intérêt était grand de m’intéresser à ces inégalités : pourquoi ont-ils eu besoin d’enfermer les plantes et les animaux, alors que l’on ne vivait pas si mal dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs… où il y avait à peu-près quatre heures de travail quotidien, ce qui laissait beaucoup de temps libre pour nombre d’autres choses. En devenant une société de production, de paysans, ce temps libre disparaît, tout en faisant apparaître des chefs !

Comment constate-t-on les marques de ces inégalités ?
Les restes des plantes et animaux domestiques, de la céramique, de la sédentarité. Au départ, les sociétés paysannes restent assez discrètes, mais rien que leurs rites funéraires laissent entrevoir des inégalités : une société va construire un grand monument (dolmen, tumulus) pour un seul individu, ce qui montre la force d’une élite, et la marque d’une hiérarchisation. Du moment où les stocks apparaissent, ces chefs ont un rôle protecteur considérable, mais aussi une capacité de manipuler les esprits et les imaginaires, sans parler de religion.

Et au niveau des outils ?
On constate une concurrence entre le silex et le cuivre : à ce moment-là, l’artisanat du silex atteint son apogée, une qualité exceptionnelle, dont on retrouve l’équivalent dans le travail du cuir. Une excellence qui est liée à un besoin de valorisation sociale.

Une révolution qui apporte aussi un changement de vision économique…
On passe d’une économie de prédation à une économie de production, qui est toujours en vogue de nos jours : circuits de distribution, gens qui accumulent des richesses et les distribuent comme ils l’entendent, avec des raisons bien précises… Là encore, on ouvre un champ de possibilités des interprétations, mais ce qui est certain, c’est que l’on assiste à une véritable mainmise de l’homme sur l’environnement, ce qui n’est plus compatible avec la vision que portaient les chasseurs-cueilleurs : d’ailleurs, on ne peut que constater que les chasseurs-cueilleurs ont encore beaucoup de problèmes aujourd’hui, aussi rares soient-ils ! Dans certains endroits, ce remplacement s’est effectué de manière plutôt naturelle, mais dans d’autres, on a des traces d’une violence certaine : les paysans ont décapité les derniers chasseurs-cueilleurs en Allemagne, par exemple. L’archéologie permet d’approcher les évolutions des sociétés humaines, anciennes comme contemporaines.

Mais on a du mal à établir un lien avec un-e archéologue pour une étude contemporaine : ne vous sentez-vous pas souvent cantonnés aux fouilles ?
Cela dépend aussi du caractère de chacun, ainsi que de la vision sur son métier… Pour ma part, ainsi que mes collaborateurs les plus proches, nous croyons avoir une place dans les débats actuels. Une figure comme Jean-Paul Demoule a beaucoup insisté sur la place de l’archéologie dans la société, a souligné la manipulation de l’archéologie de la part des Etats-Nations. On peut s’intéresser aux notions d’inégalités, de cultures… On travaille sur l’évolution, on apporte notre vision du temps long, et celle de l’être humain qui fait, refait, défait. Plus concrètement, on peut aussi évoquer l’impact du réchauffement climatique sur les sociétés humaines : cela fait douze mille ans que l’on est dans une période chaude, interglaciaire, avec ici un impact direct de l’homme sur l’accentuation de ce réchauffement. Mais surtout, c’est la première fois que l’on connaît un tel réchauffement en tant que sédentaire : avant, les nomades bougeaient selon les variations climatiques… Aujourd’hui, on ne peut plus trop se déplacer, mais nous sommes beaucoup plus nombreux qu’autrefois, ce qui est aussi une conséquence de l’agriculture et de l’élevage, sans parler de l’industrialisation.

Paradoxalement, cela semble plutôt difficile de vivre en tant qu’archéologue ici, en Pays Basque nord…
Oui, et plus globalement, l’archéologie se trouve dans une période d’interrogations : pendant très longtemps, la recherche, les fouilles, les publications, les universités, le CNRS ont fait l’archéologie. Aujourd’hui, tout ce système est en déclin total, et les embauches sont ridicules. Suite à cela, dans les années 2000, l’archéologie dite de sauvetage ou de prévention, liée aux aménagements territoriaux (constructions de lotissements, LGV…), s’est privatisée : on a pu avoir des embauches jusqu’en 2012, mais ces grands travaux sont en déclin, ce qui a provoqué la faillite des entreprises d’archéologie. Malgré tout, certaines institutions publiques (conseils départementaux, régionaux) se sont dotées de services archéologiques : le département des Pyrénées Atlantiques s’est prononcé contre… On verra ce que cela donne avec l’EPCI Pays Basque !

Parce qu’un EPCI peut avoir un département archéologie ?
Bien sûr ! Quelques fois, suite à des aménagements, on peut avoir un site découvert, ou à sauver en urgence : on emploie alors son propre service archéologique, qui plus est à un coût bien inférieur à un service extérieur. Pourtant, l’archéologie ne coûte pas cher : un gros programme de recherche représente 20 000 euros par an, hors salaires. Par rapport à la recherche pharmaceutique, c’est ridicule… Malgré tout, l’archéologie doit repenser son modèle économique… Dans les propositions de renouveau, on a commencé par des ateliers, des visites de sites aux écoles, en lien avec l’Université Populaire du Pays Basque : cela permet de faire rentrer de l’argent, qui à son tour permet de la recherche. En plus de cela, le milieu archéologique est particulier, avec des individualités, des comportements qui freinent, malgré la présence d’associations : mais en Iparralde, où chaque province a sa propre association, personne ne se parle, on se tire dans les pattes, et les anciens ne transmettent pas. Puis l’absence de structure universitaire n’aide pas : on a vu comment, en Hegoalde, son développement a considérablement fait bouger les choses. On assiste même à des courants de pensées différentes, ce qui permet d’avancer aussi intellectuellement, dans la confrontation d’idées.

L’Iparralde est donc en retard…
Oui : la république française a un gros problème avec l’archéologie, et l’Iparralde aussi, même peut-être pire ! Cela semble difficile d’accorder la construction d’un imaginaire et l’archéologie. Il y a beaucoup d’ouvrages sur la pelote, mais très peu sur les premiers paysans… alors qu’ils constituent aussi l’une des bases de la société basque actuelle ! Est-ce parce que ces premiers paysans ne sont pas Basques dans le sens où on le définit ? Si l’on regarde le Musée Basque, l’archéologie n’a pas de place conséquente, mis à part quelques vitrines du docteur Blot à une époque, qui ne s’est d’ailleurs pas ouvert aux autres archéologues. Nous avons essayé de redynamiser tout cela, mais cela s’est avéré problématique… Les premiers sites du Pays Basque relèvent de deux cents mille ans avant Jésus-Christ, mais le Musée Basque ne démarre qu’au XVIème siècle : il y a clairement un problème, qui trouve aussi écho au sein de la faculté basque, qui parle à peine de l’Antiquité dans ses cours d’Histoire. Quant à moi, je n’ai aucun point d’appui universitaire pour parler de mes travaux sur le Pays Basque, en Iparralde.

D’où l’intérêt des universités populaires…
Oui, même si la nôtre reste encore modeste, le temps de se mettre en place. J’ai pour ma part été toujours proche de l’éducation populaire, et j’avais d’ailleurs créé une première association en ce sens, mais uniquement sur l’archéologie. Je trouvais dommage de ne pas plus croiser les choses, puis ce sont encore une fois des rencontres qui m’ont fait évoluer, notamment celle de Ximun Larre sur Baigorri : lui déplorait ne pas avoir eu forcément connu un lieu de liberté étant plus jeune, de rencontre, où l’on apprendrait des choses, où l’on recueillerait une autre information… L’Université Populaire du Pays Basque, ce n’est pas une association en plus, mais un lieu où les acteurs déjà présents peuvent se croiser : un carrefour, plutôt qu’une autre ligne droite. On a donc lancé quelques conférences, des cafés archéo, philo… Puis un emploi aidé a permis de consolider les choses, le temps de faire d’autres rencontres, que la municipalité de Baigorri change… Un élu comme Antton Curutcharry a lancé l’idée de redémarrer le cinéma : plusieurs associations ont répondu présent.

Est-ce que le concept-même d’université ne fait pas peur aux gens ?
Nous nous inspirons clairement des premières universités populaires danoises et suédoises, qui étaient rurales… Nous souhaitons donner la parole autant aux passionnés qu’aux spécialistes, et ainsi valoriser le concept d’université, tout en le désacralisant.

Y-a-t-il une volonté de s’étendre hors Baigorri ?
C’est une volonté que nous n’avons pas encore développée, même si nous intervenons parfois ailleurs ; l’idée serait de garder le cœur du projet sur Baigorri, ainsi que les événements comme les ciné-rencontres, les journées d’été : cela n’aurait pas de sens qu’ils se déroulent sur la Côte, ni en Soule, puisqu’il y a déjà des rendez-vous de ce type, grâce à une forte activité associative. Je vois plutôt la possibilité d’interventions ponctuelles en collaboration avec des acteurs locaux : si, par exemple, quelqu’un aurait besoin de notre librairie lors d’un événement, nous pourrions nous y rendre avec plaisir ; le club de la presse et les cafés-archéos sont aussi mobiles. Le fait de s’étendre de cette manière apporterait aussi une cohérence à notre projet d’être présent sur le territoire du Pays Basque : nous avons trouvé notre voie, sommes conscients de nos compétences, mais avons désormais besoin d’autres rencontres. Nous avons vu, pour le moment, les possibilités et impossibilités de collaborations avec le monde associatif de Baigorri : l’idéal serait d’avoir désormais un point d’accueil sur la Côte, un autre sur la Soule, afin de voyager un peu de novembre à juin, saison de nos petits clubs, qui ont fait beaucoup de bien sur Baigorri d’après les dires des habitués, qui y ont trouvé un lieu de partage et de débat sur des sujets qu’ils avaient peu l’occasion d’aborder.

La place de l’euskara a-t-elle évolué au sein de l’UPPB ?
Nous avons toujours la même ligne directrice : si l’on nous propose un projet en basque, il le sera, de même qu’en français ou en grec… Nous regardons d’abord le projet et c’est la personne qui le porte qui choisit sa langue. Quand Mohamed Najem, musicien palestinien est venu l’année dernière, il a prononcé quelques mots en arabe… Il a vécu tellement de choses, que nous lui avons demandé d’en dire plus, mais lui a préféré s’exprimer avec sa musique : c’était sa langue. Ce que l’on remarque, c’est qu’il y a par exemple très peu de bascophones au niveau de la critique des médias : il n’y a pas d’équivalent d’Action Critique Médias (Acrimed) en euskara, ni en Pays Basque. Une personne comme Ximun Carrere était membre de l’Acrimed, mais n’effectuait pas ce travail de critique envers Kanaldude, par exemple : peut-être qu’il le voudrait, je ne préjuge de rien, mais je veux juste souligner que nous avons du mal à dénicher des intervenants bascophones par rapport à ce sujet-là. Puis nous avons fait venir Eguzki Urteaga l’an dernier, et il nous a dit qu’il voulait intervenir en français ! D’une manière plus générale, nous sommes une petite association qui n’a pas les moyens de se payer un traducteur lors de chaque action : à un moment donné, c’est de l’autogestion qui va primer au niveau linguistique. Jojo Bidart s’exprime ou pose une question d’abord en basque, puis s’auto traduit : c’est une piste intéressante, qui permet à un bascophone de s’emparer naturellement de l’Université Populaire. Nous ne demandons que cela !

Etes-vous en relation avec Udako Euskal Unibertsitatea, une université d’été populaire en euskara, qui pourrait vous mettre en relation avec des intervenants bascophones ?
C’est la notion de faire réseau qui est difficile : se faire connaître, connaître. Lorsque nous avons voulu nous implanter sur Baigorri, nous avons découvert qu’il y avait 34 associations actives sur le village ! Une collaboration avec UEU pourrait être effectivement intéressante. Je pense qu’il faut prendre le temps pour tisser un réseau, faire connaissance. C’est ce qui manque à notre société, qui est occupée à sur-réagir, et liker les facebook de tout le monde…

Le point de départ de vos prochaines journées d’été est un texte manifeste des poètes Patrice Chamoiseau et Edouard Glissant : « Quand les murs tombent »…
Il s’agit surtout de réflexions récurrentes au sein de l’Université Populaire, dont on pense qu’une partie des réponses sont dans ce texte. La notion de frontière, de mur, de limite est en train de traverser notre monde actuel : limite intellectuelle, physique, économique, ethnologique, sociologique… Ce texte, « Quand les murs tombent », publié en plus par l’Université du Tout Monde, a été cité en référence plusieurs fois au sein de nos interventions… Il nous semblait important de le faire connaître au sein du Pays Basque : après un premier travail d’échanges, nous avons décidé de le traduire en basque, non pas uniquement pour la traduction, mais pour voir quelles questions on pouvait se poser derrière, autour des mots, de leur poids, des représentations… Puis ce texte est toujours d’actualité au niveau mondial, mais porte aussi un débat au Pays Basque, notamment depuis le processus de paix : certaines questions devraient être désormais posées, et ce manifeste en apporte quelques-unes.

La danse y prendra une place particulière…
Cela fait un moment que nous sommes en relation avec le collectif Les Périphériques Vous Parlent, qui est à la base un groupe de danse, mais touche l’art et la philosophie en général… Les membres de cette association connaissent d’ailleurs très bien le texte de Chamoiseau et Glissant, qui donne un écho particulier à la danse : nous avons saisi l’occasion pour faire venir l’école bèlè, qui viendra présenter leur danse dans toute sa dimension artistique, physique, historique et politique, et que nous ferons échanger avec le groupe local Arrola. Je crois qu’ils sont un peu inquiets, puisqu’ils ne connaissent pas du tout le Pays Basque ! Pourtant, il nous semble que l’histoire des deux danses a de quoi dialoguer, avec leurs processus de revitalisation, de réinterprétation, de mélange… Il y a de vraies questions entre les deux danses. C’est un domaine que nous n’avons pas exploré jusqu’à présent, et j’ai hâte de voir ce que cela pourra donner, même si je ne suis pas du tout danseur !

La créolisation est l’un des concepts phares du texte : cela peut aussi apporter une confrontation intéressante avec la revitalisation de l’euskara, et des langues minorisées…
Le concept de créolisation va effectivement au-delà des Antilles : il en va du mélange des cultures, où j’oserais presque un parallèle avec la biologie, qui conçoit que rien ne se perd, mais tout se transforme… Le mélange a beaucoup apporté, et la culture basque en est un exemple clair : les danses, les instruments de musique sont aussi synonymes de réappropriations, de réinterprétations… La créolisation dit que pour avoir une vitalité, il faut que cela bouge, se mélange, se transforme… Les acteurs d’une langue ne doivent pas hésiter à maltraiter celle-ci, à la transformer, ce qui, au bout, va de pair avec la mondialité, qui s’oppose à la mondialisation, cette uniformisation libérale. La mondialité, c’est l’ouverture des imaginaires, la pensée libertaire. Aujourd’hui, on ne peut pas arrêter les flux humains : ils seront de plus en plus importants avec le réchauffement climatique, les guerres, le manque d’eau… Les concepts bougent de plus en plus vite. Plutôt que d’avoir peur de tout ce flux, il faut se mettre dans une position d’échange et d’ouverture : on pense mondialité, et on agit localement. C’est impossible d’ignorer l’autre : on peut le connaître, on doit le connaître, et s’en servir localement comme une richesse. On peut échanger avec l’autre sans se dénaturer : cela peut me changer, mais c’est parce que je l’aurais décidé.

Mais tout cela interroge la place des langues minorisées dans cette mondialité : Glissant et Chamoiseau en ont-ils parlé ?
Ils sont pour la défense des langues minoritaires, tout en ayant conscience que nous sommes dans une histoire plus globale dans le temps long, et que certaines langues ont disparu, et que d’autres vont disparaître. Il faut l’égalité des langues, et à partir de là, on verra ce qui se transforme et disparaît : une vraie liberté n’est possible que dans l’égalité. En tant qu’archéologue, c’est une évolution que l’on a pu constater au niveau matériel : certains outils ont disparu, d’autres ont évolué. Le plus important dans tout cela, c’est que rien ne doit disparaître par la volonté d’écraser.

Ressentez-vous des craintes de la part de bascophones ? La crainte de perte d’identité ?
Je dirais que jusqu’à présent, on a posé l’identité basque, mais pas la liberté de vivre aux gens leur basquitude telle qu’ils aimeraient se la construire. Je parle français : il ne me semble pas que ma langue soit celle de la république française, mais celle des gens de peu, de militant, libertaire, anarchiste. Je me sens minoritaire au sein de la république. Mon identité individuelle, c’est gens de peu, archéologue, qui me donnent une grille de lecture du monde. Même si j’étais bascophone, je me sentirais minoritaire par rapport à la pensée dominante. Il y a eu, voici quelque temps sur Baigorri, un appel aux jeunes de moins de 25 ans, de droite ou de gauche, du moment où ils étaient bascophones : c’est quelque chose qui me gêne. Je comprends la position, mais la trouve de moins en moins tenable : le concept d’Etat-Nation me semble de moins en moins tenable, à un point qu’on se sent obligé de construire des murs physiques en Palestine, Turquie, Etats-Unis ; il y a un réel problème pour circuler de la banlieue vers le centre de Paris avec une pression policière extrêmement forte… Le concept d’Etat-Nation n’a déjà plus de réalité : dans toute l’histoire de l’homme, il ne représente rien, n’a pas d’ancrage ethnologique. Cela fige quelque chose dans des sociétés humaines qui sont dynamiques : c’est aussi idiot que le concept de croissance sur une planète finie. Le Pays Basque a surréagi à la création de deux gros Etats-Nations qui ont mis le paquet pour asseoir leur position dominante sur son territoire. Mais je pense qu’il faut faire table rase de cela, et c’est ce que les journées Vivre aux Antilles veulent apporter : mettre la condition humaine au centre des débats, l’épanouissement individuel dans la collectivité et le respect de chacun, sans avoir peur de l’autre.

Sur Baigorri, la volonté d’envisager un Etat-Nation basque doit être très présente, mais si l’on aborde la revitalisation linguistique d’un point de vue écologique, réunir des jeunes bascophones peut aussi être la volonté de créer une bulle d’oxygène durable pour capter le monde en euskara…
En tout cas, on ressent un manque de désir au niveau de la pratique du basque. Les ikastola se sont développées à un point où même les écoles publiques se mettent désormais à l’immersion : c’est une nette victoire des ikastola… Le nombre de locuteurs bascophones accroit, mais si la pratique stagne ou diminue, c’est un problème de désir. Est-ce que cela n’est pas aussi dû au fait d’avoir cantonné la pratique du basque pour être Basque ? Et pas simplement se dire que l’on pourrait parler de tout en euskara : là, on est sur une autre dynamique, et il y aurait effectivement plus de désir à parler du monde et de ses problématiques en basque. C’est aussi pour cela que l’Université Populaire est aussi ouverte aux bascophones, pour proposer, créer des espaces en basque, en vue d’un imaginaire riche.

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