Marie Darrieussecq (Bayonne, 1969) est une des écrivains prodigues dans le club fermé des auteurs français majeurs de sa génération. Psychanalyste, engagée en faveur de diverses causes sociales et politiques, sa carrière d'écrivain décolle avec la parution de son roman Truismes (1996 - POL) qui rencontre un succès immédiat et est traduit dans plus de 30 langues. Maman de deux enfants, elle vit à Paris et revient régulièrement en Labourd, dans la maison familiale. À la médiathèque de Biarritz, elle partage avec nous sa relation à sa terre natale, à sa langue maternelle et aussi quelques anecdotes de sa vie de basque à Paris.
Vous passez une bonne partie de votre été au Pays Basque, pour vous reposer, vous ressourcer, pour travailler ?
Je fais les trois. J’ai besoin de voir la mer, de la sentir physiquement, de l’air marin. J’ai des enfants encore petits et c’est donc beaucoup mieux de passer les vacances ici qu’en ville. Et puis ici le matin j’écris bien, il y a beaucoup moins de sollicitation qu’à Paris. J’ai besoin d’être là souvent oui, je pense que lorsque mes enfants seront plus grands, je passerai même une partie de l’année ici probablement.
Vidéo de l'entretien
Racontez-nous quelques passages de votre vie d'ici…
Quand j’étais plus jeune, j’allais en boîte à Biarritz, j’allais aussi systématiquement aux fêtes de Bayonne, j’avais beaucoup d’amis qui venaient ; puis à partir du moment où j’ai eu des enfants, je suis moins sortie, c’est très banal.
Je vis dans un village un peu à l’intérieur, j’aime bien être entourée d’arbres, être le matin face au jardin et écrire ; je vais à la plage, ou plus exactement je vais me baigner, je vais nager dans les vagues, j’y reste un moment mais je ne vais pas trop sur le sable, puis on rentre à la maison. C’est une vie très paisible, on a beaucoup de chance, je suis très consciente de la paix ici, une paix paradoxale d’ailleurs, car cela n’a pas été toujours un pays en paix.
Je trouve que c'est un monde très intéressant pour être une femme qui écrit, qui écrit dans les conditions de privilège que j'ai. Cela bouge beaucoup ; c'est très romanesque, dangereux et romanesque.
Je circule pas mal, je fais pas mal de vélo, j’aime bien les bords de la Nive, j’aime beaucoup Biarritz hors saison, j’y vais rarement en plein été, je ne vais pas vous dévoiler la plage où je vais (rires) mais ce n’est pas une plage de centre-ville en tous les cas. J’ai quelques amis ici mais je ne sors plus tellement. Ce lieu, la médiathèque de Biarritz m’est assez cher car mon père a habité juste au-dessus il y a quelques années et on a assisté à la poussée architecturale de ce bâtiment depuis sa fenêtre. Il a déménagé depuis mais j’aime toujours beaucoup cet endroit.
Vous traversez souvent la Bidassoa ?
Oui, j’avais un très bon et très cher ami, Hasier Etxeberria, qui est mort l’an dernier malheureusement. C’est un très grand chagrin que j’ai d’avoir perdu Hasier. J’allais souvent le voir chez lui à Hendaye, puis à Gaztelu, un petit village. Depuis qu’il n’est plus là, c’est vrai que je traverse moins, je vais moins de l’autre côté comme on dit ici, alors que pour moi il y a une continuité complète dans le pays. Mais c’est vrai que passer la frontière était un acte très lié à Hasier. Pour ceux qui ne l'ont pas connu, Hasier Etxeberria était un homme de lettres, un bon cuisinier aussi, un très bon ambassadeur de la culture basque, un écrivain et un homme de télévision qui présentait l’émission littéraire Sautrela sur Euskal Telebista où l’on s’était rencontré d’ailleurs il y a peut-être dix-huit ans de cela.
Vous agacez toujours autant les parisiens lorsque vous évoquez vos origines basques ?
Oui, j’ai l’impression que cela ne progresse pas tellement. Il y a assez longtemps maintenant, une vingtaine d’années, quand je revendiquais mes origines basques, cela agaçait les jacobins parisiens, en particulier mes éditeurs, que j'adore mais qui se moquaient un peu de moi. C'est très difficile à faire comprendre que c'est une richesse, que ce n'est pas une agression. Mon ami Hasier me disait : "C'est fou, à Hendaye si tu vas dans une boulangerie et que tu demandes ogi bat (un pain), on te prend pour une terroriste". Alors à Paris c'est carrément incompréhensible. Mais bon, j'ai beaucoup écrit autour de ça, j'espère que j'ai un peu participé à faire évoluer les choses. Et puis, on vit une époque très différente de celle que j'ai connue quand j'étais jeune, la question d'identité n'est plus du tout au même endroit, la question du terrorisme n'est plus du tout au même endroit, cela change à une vitesse frénétique en fait. C'est un peu comme si la question basque était à la fois assez paisiblement résolue, et un peu oubliée aussi paradoxalement ; c'est vraiment devenu très local, et au niveau de Madrid et Paris, j'ai l'impression qu'ils ont d'autres chats à fouetter, c'est une époque très différente. Il y a du mépris pour les petits pays, il y a aussi de la culpabilité. Je rappelle que le GAL (Groupe Antiterroriste de Libération), ces milices anti-ETA, est une affaire qui n'est toujours pas résolue, c'est toujours une affaire très sombre. Du coté de Madrid, les tortures dans les commissariats espagnols et tout cela, je trouve qu'il il n'y a pas d'apaisement là-dessus encore, il n'y a pas de paroles convaincantes de Madrid. Puis, il y a eu une énorme confusion lors des attentats dans les gares madrilènes en 2004, quand Aznar a dit que c'était l'ETA. Je me rappelle très bien parce que c'était le 11 mars et ma fille est née le 8 mars ; j'étais donc à la maternité, j'avais ce bébé, j'étais complètement dans une autre bulle et j'entends Aznar à la radio dire que c'est l'ETA. Je me dis : "ce n'est pas l'ETA, ce n'est pas possible", pour des tas de raisons, cela ne pouvait pas être l'ETA. D'ailleurs Aznar commettait là un suicide politique. Sur le moment, j'ai l'impression qu'il y a eu une cassure, pour des tas de raisons. D'abord, parce que le terrorisme devenait islamiste et que les autres terrorismes nationalistes devenaient "has been". C'est terrible qu'une violence puisse rendre désuète une autre violence, c’était poignant je trouve. Il y avait aussi une grande confusion politique et on a basculé dans une autre époque, très violemment, très brutalement. Tout ça n'est pas encore pansé, je trouve. Après il y a eu ce très beau processus de paix, même si le mot lui-même est critiqué, je comprends. Moi je suis vraiment non-violente et j'entends vraiment la voix des victimes, je suis du côté des victimes, mais je peux aussi comprendre qu'il y ait eu une aspiration indépendantiste dans ce pays ; mais rien ne justifie la violence. Cette aspiration indépendantiste a été à la fois bafouée par la violence et vraiment méprisée par Paris et violentée par Madrid, et j'ai souffert de cela. Du coup les parisiens ne comprennent absolument pas de quoi on parle, ils confondent aussi avec les irlandais ; certes, il y a des points communs bien sûr.
Ce processus de paix était très noble avec Kofi Annan, avec Pierre Joxe, avec des voix formidables et j'ai l'impression que tout le monde s'en fout à Paris, c'est très étonnant. Moi j'écris des articles là-dessus mais après tout (sourire), cela ne regarde peut-être que nous, les basques.
Croyez-vous que les français soient glottophobes, qu'ils déconsidèrent les langues différentes ?
Quand j'ai passé les grands concours parisiens et en particulier Normale Sup, à l'oral, on m'a conseillé de gommer mon accent, qui était beaucoup plus prononcé qu'aujourd'hui, et je l'ai gommé ; c'était dans mon intérêt, c’était très violent aussi.
Si j'avais un passeport basque qui me garantissait un pays laïque, avec une égalité pour les hommes et les femmes, un pays qui fait partie de l'Europe etc., moi je dis oui tout de suite, cela ne me déplairait pas du tout, d'être de nationalité basque.
À ma mère, on lui avait carrément interdit de parler basque, c'était l'autre génération. Et du coup pour moi, la filiation s'est interrompue.
J'ai suffisamment voyagé, en particulier en Afrique francophone, même si le mot francophone m'agace, disons, en Afrique qui parle français, pour entendre la beauté de tous les français, le québécois aussi… La littérature venue d'autres pays qui parlent le français a beaucoup de succès quand même ; des gens comme Alain Mabanckou sont de très bons émissaires, pas d'un autre français mais d'une autre façon par moment de dire les phrases. J'ai l'impression qu'il y a une réelle séduction de ça aussi, il ne faut pas exagérer. Les français ne sont pas stupides, pas tous les français. Moi je me sens très bien dans cet héritage, j'aime beaucoup la langue française, parce que c'est une langue parmi d'autres et je crois que le point crucial est là, c'est à dire que les "franco-français" croient que le français est un état de nature, que la planète entière parle le français, alors que c'est une vraie richesse de venir de plusieurs langues parce qu'on sait que le français est une langue parmi d'autres. Ce n'est pas une langue sacrée, ce n'est pas un temple, on a le droit de jouer avec, on a le droit de la modifier, l'Académie Française, pour moi c'est le temple du ridicule, c'est absurde. Le français est extrêmement vivant, il est traversé d'autres façons de parler français et d'autres langues y compris l'anglais qui n'est pas le démon non plus. L'autre jour je lisais un article qui disait qu'il y a plus de 500 mots en français qui viennent de l'arabe par exemple. On a été traversé de toute part et nous-mêmes avons infusé des tas d'autres langues, ce n'est ni bien ni mal, c'est une évidence.
Vous êtes solidaire avec Oleg Sentsov, le cinéaste ukrainien emprisonné en Russie ; vous dites vous sentir coupable face aux injustices…
Oui, j'ai vraiment une vie de patachon, en particulier quand je suis ici. Le matin j'écris paisiblement, personne ne m'interdit d'écrire, personne ne me censure, je suis dans un pays idéal pour écrire, en particulier en tant que femme. Dans la plupart des pays du monde les femmes n'ont pas le droit d'écrire, ou alors elles sont en exil, ou elles sont persécutées. Forcément oui, il y a une pointe de culpabilité judéo-chrétienne, de se dire que l'on a bien de la chance. Mais c'est une perte d’énergie cette culpabilité. Il n'y a aucune raison de se sentir coupable ; on a de la chance, il faut au contraire se servir de cette chance ; moi je fais ce que je peux pour Oleg Sentsov, mais les vrais coupables ce sont les dictateurs, je dis des évidences mais c'est El-Assad, Poutine, Trump. On est un peu dans une planète fracturée entre les bons et les méchants, c'est un peu Star Wars, malheureusement c'est un peu manichéen en ce moment, ce n'est pas très subtil.
Comment se porte la liberté d'expression dans ce monde peu subtil ?
Moi je trouve que les gens sont plus libres que jamais. Internet est un tombereau de liberté d'expression, tout le monde dit ce qu'il veut, c'est un brouhaha. Il y a des points d'autocensure sur l'islam, c'est un point très sensible, c'est difficile de prendre le risque de parler librement, vraiment ; j'ai écrit pendant deux ans et demi à Charlie Hebdo et je sais ce que ça veut dire. Il y a un vrai point dangereux de manque de liberté d'expression sur les critiques des religions aujourd'hui. C'est un point très très sensible. Par exemple est-ce que l'islamophobie existe ou pas ?
C'était aussi je pense les ancêtres des écrivaines, car les femmes étaient interdites d'écriture. Marguerite Duras et d'autres l'ont dit avant moi, j'aime bien cet héritage-là.
Moi je pense que c'est du racisme et que si on dit islamophobie, c'est pour mieux museler les athées en fait. Moi je suis athée. Des gens disent que la religion est un fléau mondial, je le disais déjà en 1996... Oui il y a un danger à dire cela aujourd'hui, c'est embêtant.
Dans Le Pays vous évoquez un monde sans frontières, fait de petits pays…
J'étais en Ukraine récemment et c'est là que j'ai été sensibilisée par les ukrainiens eux-mêmes à la cause d'Oleg Sentsov. Oui le monde serait plus simple s'il y avait seulement deux ou trois grands États qui se bouffaient le nez... Mais non, tout cela a été fracturé en petits États, suite à des guerres, ou parfois à des divisions relativement pacifiques ; je pense aux Pays Baltes qui ont retrouvé une indépendance tout à fait réelle face au géant qu'est la Russie, qui par ailleurs est un pays magnifique, mais impérialiste. J'étais en Chine récemment ; alors là, en terme d’impérialisme et de surveillance totale, c'est le pays qui me fait le plus peur et en même temps c'est une civilisation magique. Bref tout est complexe et hyper excitant aussi, c'est un monde qui est vraiment en mutation. Je trouve que c'est un monde très intéressant pour être une femme qui écrit, qui écrit dans les conditions de privilège que j'ai. Cela bouge beaucoup ; c'est très romanesque, dangereux et romanesque.
Et dans ce monde qui bouge, comment voyez-vous ce besoin de retour aux sources ?
Les français jacobins ont assimilés le nationalisme et le mal. Les intellectuels qui m'entourent et qui sont des intellectuels de gauche pour le dire vite, voient dans le nationalisme toutes les familles de l'extrême droite, les valeurs, travail, famille, patrie ; c'est très difficile de leur faire entendre que le nationalisme n'est pas forcément une valeur négative. Moi-même cela me pose question.
Et puis, il y a le retour de la langue basque. C'est flagrant. Je suis une fille des années 80 et on était coupé de ça ; je me rappelle d'amis au lycée, Gorka et d'autres qui parlaient basque chez eux mais qui ne le disaient pas, ils en avaient presque honte. Ça, ça a vraiment changé, c'est devenu une valeur de parler basque, une fierté.
Si j'avais un passeport basque qui me garantissait un pays laïque, avec une égalité pour les hommes et les femmes, un pays qui fait partie de l'Europe etc., moi je dis oui tout de suite, cela ne me déplairait pas du tout, d'être de nationalité basque. Avec des gens aussi intéressant qu'Hasier Etxeberria, Arkaitz Cano ou Itxaro Borda, ce serait rigolo de faire un pays. Mais c'est très difficile de faire entendre cela à des français qui sont assis sur un pays millénaire, confortablement, sans se poser la moindre question sur comment s'est bâti ce pays. Ils n'ont jamais eu à se battre pour un pays depuis plus de mille ans, c'est beaucoup et ils ne peuvent pas comprendre. Les espagnols c'est une autre histoire, c'est un pays plus récent, c'est beaucoup plus tendu, l'Espagne est beaucoup plus fragile. Tout cela échappe complètement aux français, ils s'en foutent, Lutèce… Ils croient que c'est là depuis toujours, les Gaulois…
Sorgiña est le titre de votre premier ouvrage fini, mais jamais paru. Les sorcières vous inspirent ?
Ma mère dit volontiers d'elle-même qu'elle est un peu "sorgin". Ma grand-mère et mon arrière-grand-mère étaient un peu étranges aussi. Très catholiques bien sûr, très pieuses, mariées à des communistes, elles étaient très basques, de Ciboure. Il y a des fluides dans la famille… Alors je ne peux pas dire que j'y crois, mais cela me plaît énormément. Il y a des rêves prémonitoires, des tables qui tournent, un peu de télépathie, un peu de voyance, j'aime beaucoup ça, et il y a des choses assez inexplicables aussi parfois. Bizarrement du côté de mon père aussi, alors qu'il se présente comme un homme rationnel, mon père qui est basque aussi mais un peu plus gascon, le nom de Darrieussecq vient d'ailleurs de Peyrehorade. Ma grand-mère paternelle parlait basque mais ils ont refusé le basque comme quelque chose d'ancien : la France, la République, le frigo, ça allait ensemble, la maison, la villa individuelle, tout ça. Le côté de ma mère n'était pas du tout comme ça et d'ailleurs le côté de mon père méprisait le côté de ma mère...Tout cela pour dire que malgré tout du côté de mon père, il y a aussi des histoires très irrationnelles, des jolies histoires inexplicables et cette ambiance a beaucoup infusé mes romans. À Paris, tous les parisiens vont voir des voyantes, mais ce n'est pas du tout perçu pareil, ce n'est pas de la sorcellerie. Les africains, eux, sont venus remettre un peu de sorcellerie à Paris mais on n'y touche pas à tout ça à Paris, alors qu'ils sont aussi irrationnels que nous, mais bon...
En fait, les sorcières c’était évidemment des femmes en général ménopausées, en dehors des circuits de la reproduction et de la séduction, qui étaient ostracisées pour diverses raisons, et qui se débrouillaient à gagner leur vie. Elles étaient souvent en danger car en général plus libres que les autres. Il y a toute une histoire de la sorcellerie qui est bien connue… C'était aussi je pense les ancêtres des écrivaines, car les femmes étaient interdites d'écriture. Marguerite Duras et d'autres l'ont dit avant moi, j'aime bien cet héritage-là.
Vous trouvez que le Pays Basque regarde plutôt vers son passé ou son avenir ?
Tous les jeunes gens basques que je connais regardent plutôt vers l'avenir il me semble, je trouve que c'est un pays qui ne va pas si mal. Je me rappelle d'un Pays Basque dans les années 80, déchiré, bouffé par la drogue, par exemple à Pampelune ; Pampelune était dévastée par la drogue, il me semble que cela va mieux.
Je n'ai plus le même âge donc je ne me rends plus bien compte, je ne côtoie pas les mêmes gens. Il y a beaucoup de chômage et il y a une crise immobilière monstrueuse, c'est très difficile pour les jeunes de se loger ; mais il y a quand même du boulot, mine de rien, par rapport à d'autres coins de France, d'Espagne et d'Europe. Ce n'est pas un pays dévasté. Il y a aussi des métamorphoses comme Bilbao, certes cela se discute, mais c'est devenu une vraie ville européenne, je trouve que c'est plutôt un succès.
Là où je dis que j'ai la tête cassée, c'est que je parle très bien anglais, assez bien espagnol, j'ai appris l'italien, je lis le latin et pourquoi diable cela bloque sur le basque alors que j'ai la structure dans la tête ? Là c'est vraiment cassé, il y a une sorte de traumatisme politique infligé littéralement par les grandes nations ; et je suis là, cela a atteint quelque chose en moi.
Et puis, il y a le retour de la langue basque. C'est flagrant. Je suis une fille des années 80 et on était coupé de ça ; je me rappelle d'amis au lycée, Gorka et d'autres qui parlaient basque chez eux mais qui ne le disaient pas, ils en avaient presque honte. Ça, ça a vraiment changé, c'est devenu une valeur de parler basque, une fierté. Et puis, l'époque est très identitaire et moi je n'aime pas trop ça non plus, c'est très paradoxal, on oublie complètement l'universalisme à force de dire qu'on est ceci, qu'on est cela. Mais il y a une façon d'arriver avec ses propres richesses qui peut être universelle aussi, cela demande beaucoup de tact et d'intelligence. C'est sûr que cela aide de savoir d'où l'on vient pour avoir la tête plus claire, mais en faire un drapeau, cela m’énerve aussi.
Lors d'une conférence à Donostia 2016, vous avez dit que votre tête était cassée à l'endroit du basque...
Je regrette vraiment de ne pas savoir parler basque. J'ai fait beaucoup d'efforts pour le récupérer, je le parlais petite mais je l'ai perdu ; mon père ne le parlait pas. C'est une histoire classique, banale malheureusement. Là où je dis que j'ai la tête cassée, c'est que je parle très bien anglais, assez bien espagnol, j'ai appris l'italien, je lis le latin et pourquoi diable cela bloque sur le basque alors que j'ai la structure dans la tête puisqu'elle m'a été donnée par ma mère ? Là c'est vraiment cassé, il y a une sorte de traumatisme politique infligé littéralement par les grandes nations ; et je suis là, cela a atteint quelque chose en moi. J'ai pris des cours intensifs mais c'est très bizarre, il y a quelque chose en moi qui résiste à la fluidité. Je lis le basque avec l'aide d'un dictionnaire. Un jour j'aimerais bien le traduire, j'aimerais traduire Joseba Sarrionaindia, Sarri, un jour, on verra.
Et écrire en basque ?
Écrire en basque, non je n'y arriverai jamais. Même ma mère ne sait pas écrire en basque. Elle le parle absolument couramment, mais il y a quelque chose qui s'est perdu ou qui n'a peut-être jamais été appris d'ailleurs. La génération d'aujourd'hui est formidable pour ça, surtout de l'autre côté, il y a eu un vrai effort, qui est très moqué par les parisiens, bref.
Vous suivez l'actualité de la littérature Basque ?
Hasier Etxeberria me tenait beaucoup au courant, il m'envoyait des livres, il me disait de voir ceci, on avait vraiment un dialogue très actif là-dessus. Et là malheureusement il me manque, j'ai un peu perdu le fil.
Cette table ronde organisée dans le cadre de Donostia 2016 où j'avais participé était formidable, avec Anjel Lertxundi et toutes ces traductions de l'allemand, du hongrois au basque, c'était extraordinaire ; là, on voit que la langue est bien vivante, rare mais vivante.
Pensez-vous que la langue basque qui vous a bercé à une influence quelconque dans votre travail ?
Ma mère me parlait basque quand j'étais petite, ma grand-mère me parlait basque, je pense que cela m'a traversé, la structure de la langue, le fait qu'il n'y ait pas de genre, je suis sûre que cela donne une force par rapport à la domination masculine, j'en suis sûre, même si c'est un pays « macho » comme la plupart des pays, mais il y a une force des femmes évidente, en tous cas dans ma famille. Et pourquoi ce ne serait pas donné par la langue ?
Le fait qu'il n'y ait pas de genre, je suis sûre que cela donne une force par rapport à la domination masculine, j'en suis sûre, même si c'est un pays « macho » comme la plupart des pays, mais il y a une force des femmes évidente.
Il y a aussi cette anecdote que je raconte parfois : j'avais embauché une jeune fille au pair bascophone, Ainara. Je comprenais quand elle me parlait basque et un jour elle m'a parlé de son ami. Et là je me suis rendue compte que je ne savais pas si elle me parlait d'un garçon ou d'une fille ; j'avais trouvé cela prodigieux parce que j'étais obligée d'écouter, je ne savais pas si c'était son amoureux ou pas, si c'était une fille dont elle était amoureuse. J'étais en suspens et je me suis dit qu'il y avait là une vraie puissance, on est obligé d'écouter, on ne peut pas dévaler avec tous ses a priori. Je suis sûre que j'ai ça en moi.
Vous avez évoqué Joseba Sarrionaindia ; vous prévoyez un voyage à Cuba ?
Non (rire). On avait une correspondance par mail à travers Hasier Etxeberria, parce que personne ne savait où il était à l'époque. Ensuite j'ai compris qu'il était à Cuba et qu'il a refait sa vie là-bas mais je n'en sais pas plus, c'est quelqu'un de très discret de toute façon.
Je suis sensible à la poésie de Joseba Sarrionaindia, il est possible qu'un jour je me penche un peu plus sur sa poésie, si je traduis quelque chose un jour, ce sera ça.
Je suis sensible à sa poésie, il est possible qu'un jour je me penche un peu plus sur sa poésie, si je traduis quelque chose un jour, ce sera ça. Il a aussi écrit cet énorme livre, Moroak gara behelaino artean? mais il fait 700 pages ! Jamais je ne pourrai traduire tout ça. Son parcours, lui, est incroyable, très romanesque. Par ailleurs, on a eu un long dialogue par mail sur la violence qu'il dénonce aujourd'hui ; je n'avais pas envie de parler avec un assassin alors je lui avais demandé s'il avait déjà tué quelqu'un. Puis, on avait eu un long dialogue là-dessus qui par la suite a été publié dans les Inrockuptibles puis dans une revue en basque.
Que pensez-vous du patrimoine immatériel ?
Le patrimoine immatériel pour moi c'est mes grands-mères, mes arrière-grands-mères et toutes les histoires qu'elles m'ont raconté… Bien sûr tout cela compte mais je n'ai pas de discours particulier là-dessus. C'est formidable qu'il y ait des modes de conservations et d’intérêts pour cela, cela va de soi pour moi. Mon amatxi était ramendeuse de filets sur le port de Saint-Jean-de-Luz et c'est ça aussi le patrimoine, cette vie très dure.
L'urgence n'est pas là, dans 400 ans la planète sera inhabitable, l'air sera irrespirable, l'eau sera dégueulasse, il n'y aura plus d'animaux sauvages, l'urgence elle est là pour moi, dans le changement climatique… Le patrimoine immatériel, dans 400 ans si la planète est fichue pour les humains, tout sera cuit.
Elle était très chic, c'était vraiment une prolétaire et son luxe c’était un rouge à lèvres Chanel assorti au vernis à ongles. Elle dépensait le peu d'argent qu'elle avait là-dedans, elle était super chic et elle ramendait les filets avec les ongles comme cela, courts et bien rouges.
Préserver ce patrimoine est-il un enjeu dans ce monde soumis à la mondialisation ?
La mondialisation je crois que c'est déjà "has been" ; il se passe autre chose avec justement énormément de lieux de résistance, je ne sais pas si la période se mondialise ou si elle se diffracte en fait. Les langues locales sont finalement assez vivantes, les gens y tiennent beaucoup, je vois cela en Afrique dans le Golfe de Guinée, comment ces langues résistent, les gens tiennent beaucoup à leur culture, parfois violemment. Mais je vais vous dire : l'urgence n'est pas là, dans 400 ans la planète sera inhabitable, l'air sera irrespirable, l'eau sera dégueulasse, il n'y aura plus d'animaux sauvages, l'urgence elle est là pour moi, dans le changement climatique… Le patrimoine immatériel, dans 400 ans si la planète est fichue pour les humains, tout sera cuit.
Pour finir, vous voudriez, peut-être, répondre à une question qui n'a pas été posée ?
En fait je voudrais compléter la première : il y a un endroit que j'aime beaucoup ici, c'est ce que l'on appelait le Musée de la Mer et qui s'appelle l'Aquarium de Biarritz aujourd'hui. J'aime beaucoup cet endroit, les phoques, les requins, les poulpes, c'est un endroit que je connais depuis toute petite qui s'est beaucoup modernisé mais que j'aime toujours beaucoup… Sinon, je crois que l'on a fait le tour !