Marie-Andrée Ouret (1970, Suhescun, Basse-Navarre) est d’abord connue pour être euskaltzale. Présidente de l’association Biga Bai, elle tente de faire avancer la présence de la langue basque à l’école publique. Egalement employée de la Médiathèque de Bayonne, elle mène le projet Bilketa, récemment dévoilé au public, dont l’objectif principal est de faciliter l’accès au patrimoine basque des bibliothèques, en reliant des milliers de documents par un portail virtuel.
On peut dire que vous parlez “le basque de la maison”…
Durant mon enfance, tout le monde parlait basque à Suhescun, dans les familles, à la rue, au catéchisme et même à l’école. Il s’agissait d’une chose naturelle, sans posture de défense de l’euskara. La norme consistait à vivre en basque. Concernant mes parents, je ne pense pas qu’ils aient eu de grandes réflexions quant à la transmission. Au moment d’intégrer l’école, vers 3-4 ans, presque personne ne savait le français. Au collège, c’était un autre son de cloche : c’est là que nous délaissions l’euskara... Une autre norme.
Pourtant, la langue basque n’était pas interdite...
Au primaire, elle n’était pas autorisée en classe, mais durant la récréation, on nous laissait comme bon nous semblait. Je me souviens de notre dernier instituteur : après notre départ, il a quitté l’école de Suhescun pour devenir l’un des premiers professeurs de basque itinérants. Cela m’étonne encore aujourd’hui : il nous parlait tout le temps en français, alors qu’il savait le basque autant que nous.
Qu’est-ce qui vous a poussé à vous engager en faveur de l’euskara?
Quelque chose s’est éveillé en moi lorsque j'ai vécu hors du Pays Basque, notamment à Paris. Je fis un lien avec l’Euskal Etxe, la Maison des Basques, avec les euskaldun locaux, une ambiance, une culture, un mouvement. C'est hors de notre territoire natal qu'on se rend compte de cette singularité présente en chacun de nous. Dans mon cas, cela fut limpide. Je me souviens de mon étonnement en croisant des personnes du Pays Basque sud, qui eux avaient effectué presque toutes leurs études en basque. Cela apporte un "plus", qu’on le veuille ou non. J’avais une vision des choses assez restreinte. Puis on m’a proposé de donner des cours de basque à l’Euskal Etxe. Je ne pensais pas en avoir les compétences, mais en commençant à transmettre la langue, j’ai ressenti un sentiment particulier. J’avais face à moi un public, heureux et ayant une énorme envie d'apprendre, qui m’a finalement beaucoup donné en retour.
Vous aviez donc envie de retourner au pays...
Oui, et nous vivons au Pays Basque depuis 2010. Nous avons mis nos enfants à l’école publique bilingue de Larresore (Labourd), et je me suis immédiatement impliquée au sein de l’association Biga Bai, désirant connaître de l’intérieur le sujet de l’enseignement en euskara. Au bout d’un an, le président de l’association ayant quitté ses fonctions, j’ai pris sa place. Et j'ai eu aussi conscience de la difficulté de la tâche !
Qu’est-ce qui vous a été difficile ?
Voir les enfants apprendre en basque la moitié du temps de classe, cela me semblait une immense avancée, comparé à ce que nous avions vécu durant notre enfance. Mais en grattant en profondeur, je me suis vite rendu compte à quel point la situation était toute autre, pour ne pas dire difficile, concernant les élèves qui n’entendent pas un mot de basque en dehors de l’école. Nos enfants, par exemple, ont toujours entendu parler basque, et il s’agit même de leur langue maternelle. Mais les autres n’évoluent pas facilement, malgré le travail considérable des enseignants. Par conséquent, au fur et à mesure que grandissent les enfants, et comme les choses “sérieuses” commencent aussi (en CP !), ils délaissent l’enseignement en euskara.
Les parents ont beaucoup de préjugés...
Oui, ils ont peur, et choisissent la simplicité : abandonner le basque. C’est notre plus grand combat au sein de Biga Bai. Nous organisons souvent des réunions, avec les écoles, ou l’Office Public de la Langue Basque : nous avons l’occasion de dévoiler notre expérience, et détendre ainsi l’atmosphère. Leur montrer que l’euskara n’est pas un obstacle, mais bien une richesse.
Vous êtes apparue publiquement en faveur du système immersif : est-ce que développer cette idée au sein de Biga Bai a été difficile ?
Non : nous nous sommes vite mis d’accord sur ce sujet. En constatant, qui plus est, ce qu’ont apporté les expériences effectuées en maternelle. Les enseignants ont été les premiers à évaluer l’immersion de manière positive, et à affirmer qu’il fallait œuvrer en ce sens, même dans les écoles publiques. De plus en plus d’expériences seront faites, en maternelle, puisque ce n’est qu’à ce stade que la loi nous permet d’évoluer en système immersif.
Vous ne vous êtes jamais imaginée à Seaska ?
Notre fils aîné est au collège Xalbador, à l’ikastola. Cela nous est apparu comme la voie la plus adéquate. L’école bilingue a beaucoup de succès, elle est très importante, et il faut la soutenir. Mais il est vrai qu’au niveau du collège, l’immersion prend une autre dimension. Cela me semble très cohérent qu'il effectue ses études en basque, et l’ikastola nous est apparue comme une étape évidente.
On souligne souvent le manque de matériel en euskara : le projet Bilketa souhaite-t-il combler ce vide ?
Le vide n’est pas forcément au niveau du matériel même, mais plutôt dans sa mise en valeur. Il s’agit là de l’objectif principal de Bilketa : que cette foison soit accessible et visible au public. Il y a énormément de documentation composant notre patrimoine, une source de savoir, mais qui reste éparpillée. Et ce, dans des structures différentes et, parfois, dans des lieux inconnus. C’est aussi à cause de cela que la documentation en euskara ou concernant le Pays Basque ne nous est pas si familière. Cela fait longtemps qu'est né le besoin et le souhait de le rendre visible, le temps était venu de le réaliser. Les outils actuels ont également beaucoup aidé au catalogage et à la diffusion. L’autre souci majeur concerne particulièrement les responsables des bibliothèques publiques qui désirent rendre attrayante la production actuelle en euskara, notamment celle dédiée au jeune public. Le fait de montrer la quantité de productions en basque aidera beaucoup à faire tomber nombre de préjugés.
S’agit-il d’une affaire de prestige ?
Pas seulement. Les sujets touchant le Pays Basque suscitent un grand intérêt. Mais lire en euskara constitue une autre étape, liée d'une part au problème de l’alphabétisation, et d'autre part aux usages. Nous nous rendons compte que lire en basque, au sein des bibliothèques, reste un acte marginal. Il faut aider le public. Beaucoup d'actions sont menées mais elles sont limitées aux jeunes publics.
Seule la langue basque est touchée par cette problématique ?
Non : plus on grandit, plus cela devient difficile de lire des livres. On préfère lire sur des écrans, mais, là encore, pas de livres.
Dans cette dynamique où on ne lit pas de livres, en quoi est-ce important d’avoir un patrimoine écrit ?
Cela préserve certaines choses fixées. Il me semble qu’une partie de notre identité collective s’y trouve, tout comme le savoir relatif à la culture basque, que nous devons connaître, si nous désirons nous construire collectivement encore aujourd’hui. Puis le patrimoine peut aussi être une source d’inspiration pour les créateurs. Bilketa offre de solides bases, particulièrement pour mettre en lumière des éléments au sein d’un tas d’informations qui pourrait être étouffant. C’est aussi pour cela que nous mettrons régulièrement en exergue des domaines précis : par exemple, nous avons actuellement mis le focus sur la pastorale à travers une exposition virtuelle, une manière d’entrer au cœur de ce sujet, pour mieux connaître notre patrimoine qui évolue, change et s'adapte. Finalement, le patrimoine est une matière en perpétuel mouvement, et cela a son importance de le démontrer. D’ailleurs, la pédagogie devra avoir une place importante au sein de ce projet.
De hautes instances françaises ont soutenu Bilketa : comment ont-elles réagi face au projet ?
Bien. Il y avait déjà une infrastructure, au sein du contrat territorial, avant que je sois chargée de cette mission. Depuis Bordeaux ou Paris, ils contemplent ce genre de projets d’un bon œil. Je crois qu’ils ont ressenti une dynamique vivante, ainsi qu’une initiative collective, ici en Pays Basque nord. Sans cette dynamique, j'ignore ce que ce projet serait advenu. A ce propos, je tiens à souligner l’implication des bibliothèques locales. C’est cela qui se ressent hors du territoire du Pays Basque, et qui constitue le ciment du projet.
Bilketa est une institution française ?
Je dirais que "c’est quelque chose de basque", mais il est vrai que le projet a été aidé économiquement par les structures françaises. La participation de la Bibliothèque Nationale de France a été étonnante. Oui, les instances françaises soutiennent Bilketa. Soulignons cependant qu'Euskaltzaindia, l’Académie de la Langue Basque, fait partie du projet depuis le début. Et que les élus locaux nous sollicitent pour concrétiser des liens avec le Pays Basque sud.
Alors, quand ?
Cela viendra, mais il y a d'abord eu un travail considérable en Pays Basque nord. Nous avons franchi un cap : Bilketa est désormais là, puis nous commencerons à tisser des liens avec Donostia et Bilbo. Le projet a eu un bel écho, outre Bidassoa, et la volonté de construire quelque chose ensemble existe. Nous allons désormais nous pencher sur les détails techniques.
N’avez-vous pas pensé construire Bilketa en autogestion, à l'exemple due la Fondation Mintzola, à Villabona (Guipuzcoa) ?
Les initiateurs du projet y avaient pensé au tout début, mais l’idée leur est vite apparue compliquée. Nous avons eu une bonne opportunité pour mener à bien le projet Bilketa, qui aujourd'hui est là, avec ses qualités et ses défauts. Nous avons des liens concrets avec Xenpelar, le centre de documentation du bertsularisme, faisant partie de Mintzola, et avec lequel notre coopération est en bonne voie.
En Pays Basque sud, un groupe travaille sur le rapatriement, au Pays Basque, du tableau Guernica de Picasso. Dans son domaine, Bilketa va-t-il physiquement déménager des œuvres ?
Non. Il est illusoire de penser construire un bâtiment, et y caser tout notre patrimoine. Bilketa ne va pas influencer de telles choses. D’ailleurs, j’ignore ce que cela résoudrait. Comme chacun le sait, le seul exemplaire encore existant du premier livre imprimé en euskara, Linguae vasconum primitiae de Bernat Etxepare, se trouve à la Bibliothèque Nationale de France (BNF), qui, d'aillerus, dispose d’un fonds basque considérable dont celui d’Antoine d’Abbadie. De tels documents rares existent à travers toute l’Europe. Les structures dans lesquelles se trouvent ces documents en sont les propriétaires : vouloir changer la donne serait très compliqué. Par contre, grâce à un outil tel que Bilketa, après une numérisation des documents, il est désormais facile de pouvoir consulter de tels trésors.
Nous n’allons donc pas faire revenir le livre d’Etxepare au Pays Basque...
Cela me semble difficile. Et cela serait très symbolique.
Presque inutile ?
Je ne crois même pas que cela soit faisable. En plus, le document a été très bien conservé à Paris : il aurait aussi pu disparaître. On ne mesure pas la chance d’avoir un livre de 1545 conservé en si bon état. Ils sont conscients de la valeur du trésor entre leurs mains. En attendant, nous avons accompli notre possible, en tissant notre patrimoine comme nous pouvions. Plutôt que de changer physiquement les œuvres, j’emploierai notre énergie à faire intéresser nos enfants et nos jeunes à notre patrimoine. Même s’ils ne lisent pas de livres, ils sont sans cesse sur internet. Il me semble que nous avons là une occasion à saisir, à commencer par Bilketa. Dans un avenir proche, avec l’Institut culturel basque et le centre Ikas, un travail admirable nous attend dans le domaine de la médiation.