Manex Fuchs (Larceveau, Basse Navarre, 1975) est un acteur basque. Il a quitté la compagnie Le Petit Théâtre de Pain depuis peu pour, avec son frère Ximun (acteur et metteur en scène), mettre toute son énergie dans deux nouveaux projets : la création de théâtre en langue basque et le développement du cinéma basque.
Au théâtre, lorsqu'on entend le nom de Fuchs, deux prénoms nous viennent automatiquement à l’esprit, Manex et Ximun...
Il est vrai qu’avec mon frère nous avons le même parcours. Les gens qui nous connaissent bien savent cependant que nous avons souvent des points de vue opposés. Mais même opposées, nos opinions restent très complémentaires. Cela vient peut-être d’un ingrédient que ma mère mettait dans le biberon ou des petits plats de mon père, mais je crois surtout que le destin nous a en partie poussé à créer tout cela entre frères. Comme un devoir de raconter les choses à notre façon. Je pense aussi que cela a à voir avec notre époque. Nous avons grandi à l’ikastola, à l’époque où les ikastolas étaient créés et se développaient. Le défi était de taille, tout était à faire, toutes ces choses que l’on croyait infaisables et qui ont été menées à bout malgré tout, avec une imagination et une force de vie incroyables. En grandissant dans ce contexte et à cette époque relativement violente. Car c’était une époque où il y avait des événements violents, à différents niveaux. Le théâtre était pour nous un outil efficace pour exprimer tout cela. Nos parents étaient militants et nous avons grandi dans cette ambiance. La militance est une source d’inspiration, au sens large du terme.
En ce qui nous concerne, elle a pris une tournure artistique.
Vidéo de l'entretien (en basque)
Militer en faveur de la langue basque vous emmène maintenant à la création d’Axut...
Le collectif Axut est un outil pour créer du théâtre en langue basque. En deux mots, pour faire et impulser en basque. Nous sommes deux dans ce collectif, mon frère et moi. Notre premier objectif est de créer nos pièces en langue basque grâce à cet outil. Dans un deuxième temps nous voulons aussi aider d’autres artistes dans leurs créations.
Dans notre défi commun, nous parions sur la création en langue basque, juste au moment où on vient nous dire que c’est mission impossible.
Le terme Axut est utilisé en Iparralde (Pays Basque Nord) et son sens est proche du pari, d'un défi. À une époque, les cafetiers allaient à la place du village avec un objectif : remplir leur établissement à la sortie de la messe. Pour cela, ils posaient une belle somme d’argent sur la table en sachant que les jeunes du village allaient se lever et dire Axut! Ainsi, ils relevaient le défi de gagner brillamment la partie pour remporter l’argent. Et bien nous aussi avons l’intention de jouer une belle partie ! Mon frère et moi vivons un moment particulier. Nous avons tous deux 40 ans passés et si l’on fait un parallèle entre la vie et Zinta dantza, la danse des rubans, (danse où les danseurs, un ruban à la main, tournent autour d’un mât dans un sens tout en faisant se croiser leurs rubans jusqu'à arriver en haut de celui-ci, puis tournent dans l’autre sens en défaisant ainsi les rubans croisés) nous sommes juste au moment où les rubans commencent à se défaire, ce moment de la vie où l’on se libère. Dans ce défi commun, nous parions sur la création en langue basque, juste lorsqu'on vient nous dire que c’est mission impossible.
Récemment, nous avons lu et entendu dans la presse et ailleurs qu’il était impossible de voir une pièce de théâtre en langue basque au Théâtre de Bayonne, car ce théâtre en langue basque n’est pas de bonne qualité. Nous avons aussi eu droit à d’autres arguments de ce genre. Au théâtre de Bayonne, on nous a expliqué qu’il serait possible d’y jouer à condition de proposer une pièce avec traduction simultanée sur la scène. Rappelons que la dernière fois que l’on a vu une pièce en basque au théâtre de Bayonne, c’était Matalaz en 1968. Une pièce écrite par Piarres Larzabal et dirigée par le prêtre Roger Idiart et Telesforo de Monzon ! Cela fait 50 ans! Cela nous ramène très loin en arrière…
Alors nous disons Axut! Chiche ! Nous allons le faire !
Sur scène comme en coulisse, la créativité est votre outil pour dénoncer les injustices...
Oui, nous essayons de faire du théâtre et du cinéma qui montrent les caractéristiques et les expériences de notre société. En tant qu’artiste ou créatif, notre objectif est de montrer ces expériences depuis un certain angle. Il est vrai que la thématique du travail a toujours été très présente dans notre travail. Lorsque je dis « travail », c’est au sens large du terme. Par le biais du travail, on parle des défis que chacun d’entre nous relève dans sa vie, on parle d’évolution, de libération ou d’esclavage aussi, et non pas seulement de l’aspect économique de celui-ci. Selon le chercheur français Christophe Dejours, au travail il y a ce qu’il faut faire et celui qui t’explique ce qu’il faut faire. En règle générale, il est impossible de faire ce qu’on te dit en appliquant juste la manière dont on te l’a expliqué. Pour que ce soit réalisable, il faut que toi tu apportes quelque chose. C'est cette chose que j’appelle l’« activité », c’est à dire ce que chacun apporte afin de remplir cette mission impossible, avec un résultat un peu différent, peut-être, mais vivant. C’est là que commence notre terrain de jeu et c’est à partir de ce petit espace que l’on commence à raconter nos histoires.
Racontez-nous le début d'un processus de création ?
Jean Gabin disait toujours que pour faire un grand film, trois choses sont indispensables. Une bonne histoire, une bonne histoire et, enfin, une bonne histoire.
On peut dire que les temps sont durs pour la culture et les artistes. Mais l’expérience nous prouve que ces moments sont souvent les plus intenses pour les créatifs ; c’est durant les crises les plus graves que l’activité des artistes est à son apogée.
Nous aussi nous commençons de la même façon, ou du moins nous recherchons la même chose. Souvent nous partons d’une histoire simple, d’un récit, d’un contexte. Vient ensuite le point de départ ; cela peut être l’histoire de Mikel qui rencontre Jasone et cette rencontre provoque alors un conflit. Là aussi, dans le sens large du terme car pour nous, une histoire d’amour peut être un conflit… Ensuite, c’est un travail d’équipe, quelqu'un met une histoire sur la table et les autres jouent à ce que l’on appelle entre nous « le jeu du fronton », c’est à dire que le premier lance la pelote, l’idée, et un autre fait le fronton, pour voir où et comment la pelote rebondi. De cette manière, nous écartons tous les doutes afin de trouver un bon chemin.
Les temps sont durs pour l’art et pour les artistes ?
On peut dire que les temps sont durs pour la culture et les artistes en général. Les situations économiques et politiques sont difficiles et dans ces conditions c’est toujours la culture que l’on ponctionne en premier, avec les conséquences concrètes que cela induit. Telle est la situation à froid. Mais, en même temps, l’expérience nous prouve que ces moments précis peuvent être les plus intenses pour les créatifs. C’est durant les crises les plus graves que l’activité des artistes est à son apogée. C'est alors qu'apparaît ce petit quelque chose dont on a besoin pour réaliser l’impossible, et, en ce qui nous concerne, cette envie et ce dynamisme pour pouvoir créer et agir en basque. Ces moments-là peuvent être d’une richesse incroyable.
Le travail collectif aussi est essentiel ?
Oui, ces dix dernières années, nous travaillons beaucoup avec Ander Lipus mais aussi avec les gens d'Artedrama et de la compagnie Dejabu. Notre volonté est de réunir des acteurs de tout le Pays Basque autour d’une création pour ensuite proposer des représentations dans les sept provinces. Pour nous c’est essentiel de travailler ainsi. Je dirais même que le travail collectif est la base dans notre profession. Le théâtre n’est pas une activité personnelle. Le théâtre, de mon point de vue du moins, celui qui est en relation avec le peuple, avec ses luttes, ce théâtre implique le travail en commun.
Le fait d’être basque fait vendre, que ce soit du jambon ou du théâtre. Mais lorsque nous expliquons que dans notre vie intime, nous vivons quasiment à 100% en langue basque, ils découvrent une réalité qu’ils sont bien loin d’imaginer.
Par ailleurs, nous travaillons ainsi car il n’y a pas de nouveauté dans la créativité si l’on n’invente pas aussi de nouveaux modèles économiques. Lorsque nous créons des collaborations, nous créons simultanément de nouveaux modèles économiques. Je parle de choses concrètes, sans prétention. Par exemple, comment faire pour obtenir 60 dates ? Avec quel réseau comptons-nous ? Ce sont des choix à faire et qui peuvent varier d’une création à une autre. Nous pouvons, par exemple, contacter les réseaux officiels pour une création et nous tourner plutôt vers le réseau alternatif pour une autre, c’est à dire jouer dans des "gaztetxe" (espaces autogérés par les jeunes) ou dans d’autres lieux qui ne sont pas des théâtres. Il existe mille chemins et les collaborations sont indispensables pour les trouver.
Vous pensez que traverser la Bidasoa devient plutôt banal ?
Je dirais que nous les Basques nous sommes des contrebandiers depuis bien longtemps et que nous avons plutôt su tirer profit des obstacles frontaliers. Sans cet esprit, je crois que nous ne serions plus là. En ce qui concerne la création artistique, ou du moins les domaines que je connais, je crois que c’est une tendance qui évolue peu à peu dans le bon sens. Il y a plus de volonté pour travailler en collectif. Par contre, dans d’autres domaines, en politique par exemple, je crois que le chantier est encore immense ; je vois peu d’audace face à de nouveaux défis.
Vous avez travaillé avec beaucoup d’artistes dans l’Hexagone. Comment perçoivent-ils votre travail en langue basque ?
Lorsqu’on évoque les Basques ou lorsqu’ils viennent nous voir, il y a en général un intérêt certain. Le fait d’être basque fait vendre, que ce soit du jambon ou du théâtre. Mais au-delà de la création, lorsque nous expliquons que dans notre vie intime, nous vivons quasiment à cent pour cent notre quotidien en langue basque, ils découvrent une réalité qu’ils sont bien loin d’imaginer. Il y a donc un certain intérêt mais aussi beaucoup de méconnaissance en même temps. C’est là que commencent les difficultés pour aller au-delà de termes qu’ils utilisent pour nous définir, des mots comme communautariste… Ils disent que nous sommes des communautaristes parce que nous défendons un théâtre en langue basque et nous leur répondons « quel dommage, le communautarisme est important ». Il est même essentiel dans un certains sens. Ils nous prennent quelque part pour des aborigènes ; c’est assez vendeur d’un côté mais c’est aussi surtout très intéressant. Nous vivons bien ainsi, c’est à dire que nous avons cette force vitale pour outrepasser tout cela. Beaucoup de belles choses naissent dans la difficulté, c’est ce qui nous fait vivre.
Après la scène, rendez-vous au cinéma ?
Après le théâtre, je ne sais pas si c’est un prolongement mais en tous les cas je pense que c’est une continuité dans notre parcours. Après avoir créé les outils nécessaires à la production cinématographique, je crois que cela va devenir un domaine important de notre activité car le cinéma nous ouvre un champ d’action incroyable.
Si ton objectif est de montrer que tu sais faire aussi bien que ton voisin, le résultat est que tu fais presque aussi bien que lui. Et sur ce chemin tu perds ton essence, ton identité.
Créer des outils est quelque chose d’essentiel, être en possession de tes outils dans ton travail l’est d’autant plus. C’est sans doute une conséquence du militantisme dans ce pays, mais il était primordial pour nous de créer nos propres outils, Gastibeltza Filmak en l’occurrence. Nous sommes cinq dont Katti Pochelu, membre de Zinegin et salariée au sein de notre nouvelle structure, et Josu Martinez, qui a dirigé plusieurs documentaires et qui a également l’envie et l’audace de s’impliquer dans la réalisation de courts et longs métrages. Notre cousin réalisateur Eñaut Castagnet est aussi à nos côtés. Enfin mon frère et moi-même complétons l’équipe.
Le nom Gastibeltza en soi exprime déjà l’essence du projet. Nous avons emprunté ce nom à Marc Legasse qui lui-même l’avait repris d’une poésie de Victor Hugo. Elle avait aussi inspiré le chanteur Georges Brassens dans la chanson "Les carabines de Gastibeltza". Ce texte, un récit épique, humoristique et cru à la fois, raconte l’itinéraire d’un basque depuis les guerres Carlistes jusqu’aux années 70. Il fait le tour du Monde pour revenir au Pays Basque. Cela met ainsi en évidence ce pays qui n’est pas reconnu. Pour nous c’était le nom idéal pour exprimer ce que nous voulons faire avec notre structure. Nous allons essayer d’aider au développement du cinéma basque, en aidant par exemple les films du Pays Basque sud à passer la frontière et vice versa, avec les conséquences que cela peut avoir au niveau légal et économique.
Notre objectif est de travailler sur l’ensemble du Pays Basque et au-delà. Nous avons aussi l’ambition et l’audace de vouloir aider les créations basques à travers le monde mais nous souhaitons aussi faire venir au Pays Basque des cinéastes qui travaillent dans leur "petit" coin du monde.
Que pensez-vous du patrimoine immatériel au Pays Basque ?
J’ai parlé du travail tout à l’heure, avec d’un côté les tâches à accomplir avec leur méthode précise et ce que j’appelle l’« activité de l’autre ». Pour moi le patrimoine immatériel se situe dans cette fameuse activité. La majeure partie de l’argent dédié à la création et à la culture va aux structures et pérennise ainsi l’aspect « matériel » du processus. Ensuite il reste peu de chose pour le coté immatériel, pour l’activité, que l’on pourrait aussi appeler le “feu”. On trouve cette réalité ici comme dans tous les pays que l’on appelle « développés ». Je nous situe du côté du feu. Puis il y a ceux qui sont payés pour prendre grand soin du coin du feu, un travail qui est important aussi en soi.
Si je devais formuler une dernière question : Les basques, que faisons-nous pour vivre en langue basque ?
Mais comment organise-t-on tout cela ? C’est là que les points de vues divergent. Pour donner mon opinion, je dirais qu’au Pays Basque on veut tellement montrer que l’on soigne bien notre feu, on veut tellement prouver que l’on sait faire aussi bien que les autres qu’à la fin on sait faire presque aussi bien que les voisins. Presque. Si ton objectif est de montrer que tu sais faire aussi bien que ton voisin, le résultat est que tu fais presque aussi bien que lui. Et sur ce chemin tu perds ton essence, ton identité. Notre problème se situe là. L’aspect matériel limite trop l’espace de l’immatériel.
Pour finir, vous voulez peut-être répondre à une question qui n’a pas été posée ?
Si je devais formuler une dernière question: « Les basques, que faisons-nous pour vivre en langue basque ?».
Les « euskaldun zaharrak » (bascophones de naissance) ne seront plus là dans peu de temps et nous avons donc un défi immense face à nous. J’aime les défis et encore une fois je dis Axut! Chiche ! Comment allons-nous faire pour imaginer notre vie, notre argot, pour réinventer les richesses, les nuances de notre langue entre l’écrit et l’oral ? Comment allons-nous réussir à vivre en langue basque sans rester enfermés dans les réserves que d’autres nous imposent ? Je parle des réserves indiennes, car nous devrions en arriver là, c’est du moins ce que certains essaient de faire depuis bien longtemps.
Je ne suis pas quelqu’un d’optimiste de façon générale, je crois que la partie n’est pas facile ; normalement nous devrions perdre… Mais une fois de plus, en tant que Basque, c’est là que la partie devient intéressante. Logiquement, la partie est perdue d’avance…
La partie promet donc d’être intéressante !