Lierni Elortza (1965, Segura, Guipuzcoa) vit entre Ascain et Goierri, étant journaliste à la radio Segura Irratia. Ces inlassables va-et-vient ne semblent pas avoir altéré sa cosmovision basque. Aussi joyeuse que ferme, elle semble être taillée sur mesure pour être juge à Xilaba, championnat de bertsolari du Pays Basque nord.
Lierni... un prénom peu commun ?
C’est un prénom que portent les personnes ayant un lien avec Goierri... Je crois que je suis encore la seule en Iparralde ! Lierni est le nom de la sainte vierge d’une petite chapelle des alentours de Segura. C’est un endroit charmant, on y voit les sommets d’Aizkorri et Aralar, et il y a également un très bon restaurant là-bas !
Vous n’avez pas tenu plus d’une minute sans faire de publicité à Goierri...
[rires] Que voulez-vous, j’aime tellement ma terre natale !
Ce sentiment de Goierritar, c’est quelque chose...
Je crois que je l’ai ressenti très fort en allant en Master, à l’université d’Eskoriatza : Iñaki Mendiguren, aujourd’hui traducteur réputé, était notre professeur de géographie, et soulignait toujours la manière d’être des Goierritar. Goierri est effectivement une zone très marquée.
Est-ce une chose naturelle, ou un montage commercial ?
Je crois que c’est une chose ancrée en nous. Comme toute identité, chacun se l’approprie ou non. Notre situation géographique est aussi particulière, un coin reculé, dernier canton du Guipuzcoa, à la frontière de la Navarre. Puis nous avons également une manière de parler basque assez... comment dire...
... fermée ?
Pas pour nous ! Il n’y a pas très longtemps, j’ai interviewé un homme de là-bas, qui sait beaucoup de choses sur les châtaignes... Son mode d’expression m’avait semblé limpide... Mais les confrères des radios en langue basque d’Iparralde l’ont repris avec humour pour l’émission Gezur Flax, puisqu’il était apparemment incompréhensible pour les gens d’ici !
Est-ce que les gens trouvent encore du sens à vivre en montagne ?
A Goierri, les fermes se sont vidées. Il y a beaucoup d’industrie, qui connaît heureusement peu de chômage. Mais dans le monde agricole, une idée a été longtemps véhiculée : au lieu de travailler sans cesse pour ne pas gagner grand-chose, allez à l’usine vous garantir un salaire, et vous libérer les week-ends... C’est une vision qui perdure encore, et les fermes sont en péril : nous contemplions récemment un flanc de montagne, en commentant que d’ici peu, toutes les fermes y seraient vides. Les peu qui restent n’ont pas de suite.
Que deviennent ces maisons ?
Certaines sont rénovées par leurs habitants, selon les goûts de chacun, qui ont aussi gardé quelques animaux, un jardin, un verger par plaisir de bien manger. Mais ils ne sont pas du tout portés sur l’économie et l’autonomie de la ferme.
Cela doit avoir une conséquence sur la foire d’Ordizia...
Sans aucun doute. Les exposants du marché sont majoritairement âgés, mais la plus grande perte à laquelle j’assiste concerne le savoir vis-à-vis de la nature : on y perd beaucoup, et cette culture n’est pas valorisée par celles et ceux qui la détiennent, qui ne ressentent même pas le besoin de la transmettre. Pourtant elle est toujours compatible avec le mode de vie et l’académie actuels ! Et fondamental, si l’on souhaite vivre sainement : savoir au moins quels sont les fruits et légumes de saison...
Cela doit aussi avoir un impact sur la langue ?
Oui, puisque le lexique lié aux savoir-faire et concepts perdus est logiquement laissé de côté ! Mais il me semble que cela va plus loin, que nous affaiblissons la vivacité de la langue... Certaines expressions étaient montrées par la nature-même : imaginez quelle énergie elles détenaient !
La vague de l’écologie n’a pas atteint Goierri ?
Elle a son influence, mais je dirais qu’il s’agit d’une écologie plutôt urbaine. De belles paroles en théorie, mais peu de cohérence dans les actes. L’étiquette bio leur suffit, même si leur produit provient du fin fond d’Andalousie ! Alors qu’ils disposent de choses bien meilleures dans la ferme voisine, même si elles n’ont pas d’étiquette, sans compter toutes les conséquences sur l’économie et la culture locales !
Dans cet acte de récupération et de divulgation du savoir, la radio Segura Irratia a-t-elle sa fonction ?
Je dirais que oui, à sa petite échelle : je m’y efforce, en tout cas ! Je dispose de deux programmes : l’un lié à la foire d’Ordizia, et l’autre visant à promouvoir l’euskara. Une seule personne ne peut arriver à grand-chose, mais on ressent une envie de plus-en-plus grande dans la société... C’est dommage d’avoir laissé se perdre autant de savoir, surtout en constatant l’effort qu’il faut faire pour le récupérer. Nous détenions tout cela naturellement, et il faut à présent un énorme investissement pour nous le réapproprier ! Même si j’ai toujours des doutes sur notre mode de divulguer nos messages et réflexions...
Il y a la nécessité d’une émission pour promouvoir la langue basque à Goierri ?
Et oui... C’est une émission insufflée par certaines associations de Segura, avec le soutien de la mairie : nous savons presque tous le basque, mais l’habitude de le pratiquer se perd beaucoup. On ne peut pas comparer la situation avec Ascain, par exemple, mais il suffit d’avoir un seul non-bascophone pour que les cinq euskaldun environnants parlent en espagnol... et parfois, on n’a même pas besoin des non-bascophones pour en arriver là ! Nous essayons alors de travailler sur ces attitudes à la radio, en déconstruisant de manière motivante le cercle de non-utilisation de l’euskara. Tout en tenant compte de la perte de patrimoine culturel qui va avec la langue !
Comment gérez-vous le basque unifié et le dialecte dans vos programmes ?
Lorsque nous parlons à la radio, nous produisons une sorte de langue unifiée de Goierri, une sorte de mixture ! Mais nous avons un attachement pour les dialectes basques, et nous avons pris la décision d’introduire les autres en plus du notre. Par exemple, l’animatrice de la radio Irulegiko Irratia Marie-Agnes Gorostiaga entamera bientôt une collaboration avec nous : notre but est de s’habituer aux différentes manières de parler, de créer une ouverture entre bascophones, se rendre compte des richesses de notre langue, provoquer des passerelles entre nous.
Il s’agit aussi d’un axe de votre vie, puisque vous voguez entre Labourd et Guipuzcoa...
A vingt ans déjà, nous parcourions tout le Pays Basque avec une grande amie originaire de Leitza, en passant nos week-ends un peu partout avec le prétexte d’une fête ou autre. Nous venions naturellement en Iparralde, même si je ne situais pas toujours exactement les villages...
Vous ne confondiez tout-de-même pas Ascain et Sare ?
[rires] Pas maintenant ! Je vis à Ascain depuis bientôt vingt ans, et me rends chaque semaine à Segura pour le travail, durant deux ou trois jours, puisqu’internet réduit heureusement les voyages physiques. Même si la frontière se ressent malgré le fait de la traverser aussi régulièrement, je peux affirmer vivre en euskara dans mes deux lieux principaux : à Ascain, il faut d’avantage chercher des espaces, mais la langue est un critère pour un choix de magasin, par exemple... C’est en basque que je me sens chez moi. Et je peux garantir que même une Goierritar apprend le français, aussi maladroitement soit-il ! Pour en revenir à cette notion de frontière, on s’est rendu compte de quelque chose : cette rupture nous touche jusque dans nos assiettes !
C’est-à-dire ?
La manière de désigner le petit pois et le haricot plat, par exemple : haricot français pour le premier, haricot espagnol pour le second... Même pour les piments, il existe une frontière ! A Goierri, on connaît très bien celui de Lodosa, ou le Pikillo... mais presque personne ne sait rien au sujet du piment d’Espelette ! Lorsque l’on constate son prestige en France, et que ce produit de grande qualité n’est pas connu dans un lieu comme Ordizia : on a dû rater quelque chose à un moment donné, non ?
Alors que vous êtes aussi active en Labourd, et pas de n’importe quelle manière : en étant juge à Xilaba...
Je ne sais pas s’il s’agit d’un choix, ou bien si j’ai pris le premier train venu ! Lorsque l’on a organisé ce championnat, j’avais dit au sein de l’association Bertsularien Lagunak être prête à combler n’importe quel vide, dans la mesure de mes capacités. Pas en tant que bertsolari, malheureusement pour moi ! J’avais donc débuté dans le groupe de travail sur les sujets donnés en championnat, mais le nombre de juges s’est révélé être trop restreint. En y réfléchissant, j’ai pris conscience de pratiquer cet exercice de juge assez naturellement, en me faisant mes propres classements, et m’aiguisant l’oreille à l’écoute d’enregistrements... Beaucoup d’amateurs de bertso ont finalement cette tendance, mais il me manquait de convertir cette analyse en points. C’est un exercice qui ne m’est pas agréable en soi : qui suis-je pour noter quelqu’un ? En même temps, j’adore tous ces commentaires qui ont lieu à la fin de chaque session : quel bertso fabuleux, si seulement il ou elle avait pu dire cela autrement... J’apprécie vraiment cette ambiance, cette analyse à chaud...
Même si en tant que juge, vous ne pouvez pas y divulguer trop d’éléments...
C’est effectivement une chose à mener avec discrétion ! Vous ne pouvez pas trop vous révéler. En plus, être juge a une petite plus-value : je dis bien “petite”, puisque nous sommes désormais cinq ou six par sessions, et que l’évaluation de chacun ne pèse que 20%. Malgré tout, il s’agit d’une responsabilité, et je le vis comme tel.
Suivez-vous des formations ?
Oui, et qui plus est pour chaque championnat. Asier Ibaigarriaga vient nous voir depuis la Biscaye, avec du matériel adéquat, et des bertso bien ciblés : nous les analysons tour-à-tour, des différents points-de-vue du bertso. La métrique, la qualité des pieds, la richesse des rimes, ainsi que la perception générale : comment le bertso vous a atteint. Il y a donc un aspect plutôt froid, lié à la technique, mais la subjectivité a aussi sa place lors du résultat final. C’est aussi un travail qui exige beaucoup de concentration : la moindre des conditions est de rester attentif, et c’est aussi ce que nous apprenons lors de nos formations.
Est-ce que ces stages permettent d’échanger des opinions entre les différents juges ?
Oui, et ces échanges sont réellement précieux ! Chacun travaille d’abord de son côté, puis nous échangeons toujours : c’est ce qui est intéressant, puisque cela dissipe nos doutes, et nous contraint à dévoiler les justifications de nos choix, de tenir un raisonnement. Techniquement, on apprend aussi à détecter les pieds trop longs. Puis il me semble fondamental que les juges se connaissent entre eux, puisqu’en championnat, nous avons un court laps de temps pour échanger, si nous n’avons pas saisi un mot, par exemple. Il faut capter le message du bertsolari le plus clairement possible, son lien avec le sujet donné, ou s’il a répondu à son vis-à-vis.
Voici quelques mots tirés de l’une de vos interviews : “avant, cela avait du charme ; à présent, cela est parfait”. Vous évoquiez alors la danse : pouvez-vous affirmer la même chose concernant les bertso ?
Certains sont parfaits, et tous ont du charme ! Comme dans la vie, la perfection est aussi très difficile en bertsolarisme. J’admire les bertsolari, et ne crois pas qu’ils aient perdu du charme. Il faut aussi prendre en compte le contexte : être en repas de bertso, ou en championnat, cela n’a rien à voir... En championnat, les bertsolari vont aller chercher une certaine perfection...
Une perfection tout-de-même relative à un cadre et un règlement...
Certes, que leur bertso contienne tout en même temps, de la meilleure des manières possibles : de la grâce, de l’émotion, et une technique irréprochable. C’est aussi pour cela que je crois en l’existence d’un fossé entre les juges et le public : en tant que spectatrice, je ne vais pas me mettre à analyser la justesse technique d’un bertso ; je vais rester avec son message : “Ttak!”, bravo ! Par contre, en tant que juge, je vais prendre en compte sa globalité, et attribuer les points... Tout en sachant que la perception d’un spectateur peut être différente.
Mais le championnat contraint le bertsolari à lancer clairement son message... S’il ou elle reste dans la suggestion, voire un flou artistique, perd-il des points ?
C’est quelque chose de très subjectif. Une réaction que l’on retrouve dans la littérature, dans l’art : la faim laissée par la suggestion plaît, ou provoque des réactions comme “mais que diable-a-t-il dit ?” ! C’est aussi pour cela que chaque juge ne pèse que 20% du total, puisque chacun a son point de vue, tout comme dans le public. Afin de refléter le plus de goût possible... Y arrivons-nous ? Il y aura toujours un point d’interrogation.
Il y a aussi le fait d’être politiquement correct...
Cela vous atteint ou non, mais il y a certaines manières peu élégantes de lancer des idées. Même si l’on reste politiquement correct. Pourtant, on peut lancer une chose crument, mais soit : c’est ce qu’il ou elle voulait dire, très bien ! Cela n’empêche pas qu’ils tombent parfois dans la complaisance, ce qui ne me plaît guère. Ils ont aussi lancé des idées qui ne plaisent pas à tous, mais de belle manière, et ont du mérite. Sans oublier que parfois, les bertsolari doivent jouer le rôle du méchant, et qu’ils ont un devoir par rapport à cela !
Mais si une idée vous paraît sexiste, que se passe-t-il au niveau des notes ?
Si son rôle ne lui impose rien de tel, alors cela aura des conséquences sur sa note : cela ne m’a pas bien touchée. Si le bertso est techniquement parfait, je le prendrai en compte, mais aussi son idée véhiculée. Néanmoins, il me semble que cela va plus loin : le peuple va donner une réponse selon le message lancé par le bertsolari. Pas seulement lors du championnat, mais aussi lors des sessions plus informelles qui peuvent suivre. Si vous savez que vous souffrirez avec les dires d’un ou une bertsolari, vous ne l’appellerai pas. C’est le peuple-même qui donne ou non la parole à certaines personnes.
Le poids du public est donc bien présent...
Bien évidemment : bertsolari et spectateurs vont ensemble, pour celui ou celle qui souhaite chanter en public. Certains bertsolari de grand talent se limitent à l’écriture.
Mais en tant que juge, le poids des spectateurs est bel et bien là : lors de la finale du championnat des bertsolari du Pays Basque, on ressent assez vite le champion choisi par le public...
Cela porte effectivement à réfléchir lorsque vous entendez un tonnerre d’applaudissements, ou bien un silence glacial : c’est avec ce point de tension que je me rends aux sessions. On doit s’y préparer : on doit continuer à noter au milieu des applaudissements et des cris, tout comme lors de silences interminables. Ce n’est pas du tout évident !
Est-ce possible de terminer premier lorsque l’on n’est pas du goût du public ?
C’est difficile. Normalement, celui ou celle qui finit champion est vraiment parvenu à réaliser beaucoup de belles choses. Y compris à toucher le public. Puis il y a ceux qui sont bien placés en championnat, mais qui ne chantent pas beaucoup en dehors, par la suite... L’inverse étant aussi vrai ! Le championnat offre une place à tous : à chaque bertsolari de savoir où est sa place. Le championnat donne au bertsolarisme ce boom, mais en réalité, il s’agit d’un monde vraiment plus vaste. Heureusement, d’ailleurs...
Si un ou une bertsolari emploie son dialecte, perd-il des points ? Un Souletin, par exemple ?
Pas s’il ou elle reste cohérent, et qu’il s’agit d’un championnat local. Cela peut lui apporter un plus. Le bertsolari souhaite être compris : il peut réaliser des exercices intéressants entre le dialecte et une langue plus unifiée, en recherchant toute la richesse de l’euskara. Puis cela nous permettrait de nous aiguiser l’oreille, puisque nous manquons, au sein du public comme du jury, une formation à écouter et saisir les dialectes différents. Peut-être qu’il s’agit d’un manque de tout bascophone...
Y-a-t-il des spectateurs venus du Pays Basque sud, dans le public de Xilaba?
J’aperçois surtout du monde d’ici. La finale attirera un public plus vaste. En même temps, j’accorde personnellement beaucoup de valeur aux actions locales : c’est en les tissant l’une à l’autre que l’on arrive à des choses intéressantes, un univers. Je suis persuadée que le succès du bertsolarisme est aussi lié à ce mode d’organisation. La langue de ce pays vit des situations limites par endroit, et nous sommes malgré tout capables de sortir des bertsolari, de garantir des spectateurs, dont des locuteurs qui ont récemment appris l’euskara... Je place le bertsolarisme au sommet de la langue basque, et voyez l’étape qu’ont franchie celles et ceux qui sont bascophones depuis peu pour être et durer là ! Je trouve que c’est une réussite incroyable.
Pourtant, on ne leur a pas offert de passerelle en français pour être là...
Non, mais les portes du bertsolarisme sont ouvertes pour tous ceux qui comprennent l’euskara ! Il offre une bulle d’oxygène à la personne qui souhaite vivre en basque : il s’agit de sa fonction dans une société qui est majoritairement francophone.
Comment avez-vous accueilli le retour à Xilaba d’Amets Arzallus, champion du Pays Basque en titre ?
Très bien, puisque j’aurai le plaisir d’écouter ses bertso ! Je crois qu’il faut applaudir sa décision, celle de faire un avec cet événement populaire, et d’y faire face. Il ne prend la place de personne : même le dernier classé a l’occasion de chanter ses propres bertso. Amets Arzallus et Sustrai Colina parcourent beaucoup de scènes, et c’est aussi grâce à cela qu’ils ont des facilités à chanter : je reste convaincue qu’évoluer avec de tels bertsolari ne peut qu’améliorer le niveau général. Le chemin est toujours plus facile avec de bons compagnons de voyage !