Kristof Hiriart (Bayonne, 1970) est percussionniste, multi-instrumentiste, compositeur et chanteur. Il passe la majeure partie de son temps entre les bureaux et les studios de la Compagnie LagunArte qu’il a créée en 2001 à La Bastide Clairence. Il y peaufine avec son équipe de multiples projets artistiques qu’il propose ensuite, ici et ailleurs. Il collabore souvent avec d’autres artistes passionnés, comme lui, de transmission et d’oralité.
Votre agenda est bien chargé actuellement.
En effet, je tourne beaucoup en ce moment avec différentes productions, notamment avec le pianiste Lillois Jérémie Ternoy autour de la musique d'Hermeto Pascoal. On a aussi des concerts programmés avec Organik Orkeztra et on travaille également un nouveau répertoire autour du rituel. Il y a aussi un spectacle jeune public qui s’appelle Mokofina et qui tourne beaucoup depuis bientôt trois ans en Europe et ailleurs. On en est très contents. C’est un spectacle musical autour du son, de la bouche, de la voix, de l’oralité, où l’on prononce seulement deux mots ("Txalo" et "Adio") et qui, manifestement, parle aux tout-petits. On part bientôt à Toronto avec ce spectacle et on tourne encore pendant six mois. C’est très sympa.
Vidéo de l'entretien
Entre deux tournées c’est important de pouvoir vous poser chez vous ?
Oui, c’est très important de retrouver mon chez moi, de revenir au bureau à La Bastide Clairence, au studio, de bricoler, d’inventer de nouvelles choses. D’autant plus que notre compagnie LagunArte vient de créer une autre structure du nom de Clarenza, qui reprend des projets que l’on faisait déjà, spécifiquement dédiés à ce territoire de La Bastide et de ses environs, avec ses habitants. LagunArte porte les différents projets de productions et Clarenza se concentre plus sur l’idée de partage d’expériences, ou comment faire découvrir, intégrer l’art, le spectacle dans la vie, ici. Ce n’est pas une mince affaire.
Vous êtes percussionniste, multi-instrumentaliste. Quel a été votre premier instrument ?
C’était des baquettes de tambours à la batterie fanfare de Bonloc, j’étais tout-petit ! Ensuite, adolescent, logiquement, je suis passé à la batterie, j’ai joué du rock, dans les bals etc... Puis j’ai pris quelques cours en regardant, émerveillé, les batteurs qui évoluaient autour de moi, et j’ai voulu devenir musicien. Mes parents n’ont pas adhéré de suite, mais j’ai réussi à négocier un chemin différent en leur expliquant que je voulais être professeur ; j’ai ainsi réussi à me former d’un point de vue théorique à la musique, assez tardivement, puis j’ai fait des études de musicologie. C’est aussi à cette époque d’étudiant que j’ai fait un voyage au Bénin qui a changé ma vie. Puis, je suis allé à la faculté de Tours, au CFMI (Centre de Formation de Musiciens Intervenants) où j’ai rencontré un tas de musiciens et où j’ai aussi appris la transmission.
Le patrimoine immatériel est un thème très vaste et je pense que ce n’est pas l’affaire d’une communauté mais plutôt l’affaire d’individus. Cela passe par des individus qui forment ensuite un collectif, mais ce sont d’abord des personnes.
C’est là aussi que j’ai découvert, assez tard, à 22 ans, que la musique que je connaissais, la musique d’ici, était de la musique. Jusque-là, pour moi, il y avait le rock, le classique et toutes sortes de musiques que j’avais appris, mais pour moi, la musique d’ici ne rentrait pas dans le même cadre, c’était quelque chose de plus intime. C’est donc au sein de cette formation que j’ai réalisé très vite que je savais des choses, que cette musique-là faisait partie de moi et aussi d’un patrimoine beaucoup plus large que mon cercle intime. Ça a été un moment clé qui m’a fait ensuite prendre le chemin que je poursuis aujourd’hui, avec cet intérêt pour ces questions sur l’oralité, la transmission, et qui continue à présent à nourrir ces pratiques artistiques. Ce sont de vrais questions pour lesquelles je n’ai pas de réponses encore. Et plus ça va, plus je doute, mais c’est un sujet passionnant.
Justement que font les artistes de ce patrimoine immatériel ? Que gardent-ils ? qu’écartent-ils ?
Tout d’abord le patrimoine immatériel est un thème très vaste, très important pour moi, essentiel et je pense ce n’est pas l’affaire d’une communauté mais plutôt l’affaire d’individus. Cela passe par des individus qui forment ensuite un collectif, mais ce sont d’abord des personnes qui ont acquis des savoirs, consciemment ou pas, qui ont envie de les partager, ou pas, qui vivent avec, qui en gardent une partie, et en montrent une autre… Ce patrimoine peut parfois être multiple aussi : il y a ce que l’on voit ou l’on montre et il y a aussi tout ce que l’on sait grâce aux rencontres que l’on fait, aux lectures que l’on a, avec ce que l’on ressent aussi. C’est quelque chose de très vaste. Lorsque l’on touche à ce sujet, on se retrouve face à un océan de questions, de richesses, on connait un individu, puis un autre, c’est très varié. On peut s’y perdre parfois et c’est pourquoi on s’y intéresse aussi, en ce qui me concerne. Alors je pioche en moi, déjà, avec ce que je sais, ce que je vis, mes rêves. C’est une combinaison entre tous ces éléments.
Ensuite, chacun de nous est créatif dans son propre espace; certains vont plutôt chercher dans le passé, d’autres au contraire vont chercher à innover à tout prix. Là aussi tout est relatif, ce qui est innovant pour moi ne l’est peut-être pas pour un autre et vice-versa. Je pense que chacun a sa place et que chaque point de vue est important. Il y a ceux qui « gardent la baraque », c’est-à-dire les conservateurs, qui veillent à ce que les choses ne bougent pas et qui ont du mal à voir les acquis anciens se mettre en mouvement. Mais là encore, le très ancien est très variable. Pour le chant par exemple, il y a plusieurs périodes dans notre vie ; certains considèrent le chant des années 60/70 comme ancien, mais on peut aller bien au-delà, jusqu’au 15ème, 16ème siècle. On peut retrouver des choses plus lointaines et à partir de là tirer différents fils, différentes esthétiques. Le conservateur est donc celui qui va tenter de préserver une de ces références.
D’autres vont aussi, parfois maladroitement selon moi, garder certaines choses et les bloquer pour les montrer. Cela donne un effet "cartes postales" qui moi me dérange et qui dérange aussi pas mal de gens ici en fait, car cela ne reflète pas notre vie actuelle. On montre à des gens de l’extérieur quelque chose qui n’est pas réel aujourd’hui, qui date d’une autre époque.
Inévitablement ce qui se transmet subit des changements par le biais de celui qui transmet. En transformant on offre un autre regard, on peut apporter des choses différentes, cela permet de faire bouger les lignes, de se mettre en mouvement.
Ce qui m’intéresse c’est la transmission. Inévitablement ce qui se transmet subit des changements par le biais de celui qui transmet. Avec mon parcours, mon vécu, mes lectures je me permets de transgresser, de provoquer, de transformer et des fois de me tromper aussi, de faire des erreurs. En transformant on offre un autre regard, on peut apporter des choses différentes, emmener des objets du patrimoine ailleurs et cela permet de faire bouger les lignes, de se mettre en mouvement, c’est ce qui m’intéresse. Que notre vie soit en mouvement. Sinon on crève.
Dans ce mouvement, certains sont plus inertes que d’autres, d’autres vont trop vite, d’autres tombent dans un trou, se font mal. Je crois que l’on doit être solidaire dans cette différence pour accepter un monde qui avance. D’autant plus que notre monde aujourd’hui avance vraiment. Il est traversé par différentes cultures et pas toujours pour de bonnes raisons malheureusement. Aujourd’hui on est témoin de la migration de millions de personnes et on ne peut pas être insensible. On doit aussi faire le point de qui l’on est au milieu de tout ça. Bien sûr on doit entretenir et prendre soin de qui on est, en tant qu’individu, déjà, mais on est forcément perméable à ce qui se passe, on doit accepter ce mouvement sans pour autant perdre notre propre richesse, nos intérêts nos préoccupations. En tout cas c’est ce que j’essaie de faire. J’essaie de transmettre ce que je peux à des gamins, pour qu’ils sachent où ils sont, quelle est leur culture, qui ils sont, j’essaie de leur faire comprendre qu’ils ont des yeux et des oreilles incroyables et qu’ils peuvent percevoir beaucoup de choses, qu’ils ont aussi le choix de vivre ici, au sein de ce territoire, d’en prendre possession et de comprendre en même temps ce qui se passe autour d’eux, d’avoir un regard critique, de se nourrir, d’avancer à travers la langue, à travers des langages artistiques. En tout cas, je crois que c’est très important de nourrir cette complémentarité et d’accepter les différences. Sinon l’édifice ne tient pas, il n’avance pas. Il faut être conscient de tout ce monde en mouvement, c’est très important.
Diversité est un mot qui vous caractérise, comme musicien…
Oui je joue de quelques instruments en effet. Je suis percussionniste au départ donc je touche à beaucoup d’objet différents.
Aujourd'hui on est témoin de la migration de millions de personnes et on ne peut pas être insensible. On doit aussi faire le point de qui l’on est au milieu de tout ça. On doit accepter ce mouvement sans pour autant perdre notre propre richesse, nos intérêts, nos préoccupations.
Je m’intéresse beaucoup aux musiques de tradition orale, c’est ma formation et c’est aussi mon parcours. J’ai eu par conséquent accès à divers enseignements. La voix aussi. Je ne suis pas chanteur au départ, même si on me dit souvent le contraire. J’utilise ma voix comme un instrument. Je m’intéresse aussi beaucoup aux textes et à la poésie en particulier, mais je ne suis pas un chanteur de chansons, je n’ai pas appris à faire ça. Donc diversité dans la musique oui on peut dire ça, mais j’espère que je reste cohérent.
Diversité aussi dans vos collaborations…
En fait tout cela a l’air très varié, mais tout vient du même endroit et va toujours au même endroit : au public. Le spectacle pour les tout-petits est très important pour moi car je pense que c’est là que tout se passe, c’est là que l’on entend le mieux, que l’on apprend le maximum de chose et je crois que l’on doit être nombreux à s’en préoccuper. On rêve tous d’un public comme celui-là dans un concert ; il n’y a pas plus exigeant qu’un public de tout-petits.
Après ce sont des rencontres, des gens que je connais maintenant depuis très longtemps. Didier Ithursarry par exemple avec qui j’étais au lycée à Bayonne. On s’est retrouvé il y a une quinzaine d’année. On évoluait un peu dans les mêmes esthétiques, on jouait les deux beaucoup avec des musiciens de jazz. On s’est retrouvé et depuis on ne s’est plus quitté. On travaille beaucoup ensemble et on aime explorer les objets de la musique traditionnelle, d’un point de vue rythmique, mélodique. On relit ce répertoire à notre manière, on se permet quelques fantaisies, des fois proches de l’existant. On écrit aussi autour de cela.
Il y a également Jérémie Ternoy, pianiste Lillois avec qui je travaille depuis quelques années, un type très ancré dans son territoire et un passionné de jazz, qui a des oreilles impressionnantes et un cœur gros comme ça. Il voulait faire un travail autour de la voix et pour cela il avait besoin d’un chanteur de Blues, mais à Lille ou même en France c’est une musique qui se chante en anglais et il ne trouvait personne. Lorsqu’on s’est rencontré, il a pensé "enfin quelqu’un qui chante son Blues", ce qui était très flatteur pour moi ! Il m’a dit que j’avais quelque chose d’enraciné, ou en tous cas relié à quelque chose. Il a aimé ça chez moi et on a créé un duo autour du musicien compositeur Brésilien Hermeto Pascoal, qui est aussi un guide pour nous en ce qui concerne la rencontre entre la musique populaire, le jazz. C’est quelqu’un qui invente sans cesse… Il y a Charlie Haden et son Liberation Music Orchestra qui lui a été cherché des thèmes de différentes traditions européennes, pour ensuite les transgresser, les sublimer. On a fait ce travail avec Jérémie et l’Organik Orkestra parmi beaucoup d’autres projets, et on a aussi travaillé sur "le spirit", l’esprit comme il dit, sur le fond, sur le pourquoi on fait les choses, comment on les vit etc.
Comment trouvez-vous le panorama musical du Pays Basque ?
C’est comme partout, c’est très varié avec des choses très intéressantes. En tous cas on allume la radio et on entend plein de trucs, ça c’est bien. Ensuite, peut-être pourrait-on être un peu plus nombreux à tenter de transgresser, de "kitziker" un peu nos traditions, à prendre des chemins de traverses, des chemins différents. Peut-être aussi que chacun de nous pense qu’il le fait dans son propre domaine, qu’il est créatif ; on a tous envie d’inventer. Moi je fais partie de ceux qui disent qu’il faut aller un peu plus loin, créons, inventons !
Je crois qu’il est très important de nourrir cette complémentarité et d’accepter les différences. Sinon l’édifice ne tient pas, il n’avance pas. Il faut être conscient de tout ce monde en mouvement, c’est très important.
Concernant la scène musicale, personnellement je ne joue pas beaucoup sur les scènes du Pays Basque, parce que les places sont déjà assez réduites, exception faite du spectacle Mokofina que l’on a joué un peu partout devant beaucoup d’enfants. L’Organik Orkestra a joué trois ou quatre fois en deux ans d’existence, le duo avec Didier Ithursarry aussi… On joue mais il est vrai que la musique que je fais ne passe pas dans un format kantaldi classique, mais ce n’est pas un problème. Ce n’est pas mieux de jouer à Paris ; j’y joue de temps en temps comme vous l’avez peut être vu dans l’émission "À l’improviste" sur France Musique, parce qu’Anne Montaron m’a invité et que c’est une expérience d’improvisation avec mes musiciens qui me réjouit. Je joue à Paris, je joue ici et un peu partout, j’ai la chance de vivre de ma musique et cela me plaît.
Quel regard porte notre société sur l’art ?
Il y a tellement de choses à faire dans la vie... Il faut se nourrir, travailler, élever ses enfants… Et l’art n’est pas une chose essentielle pour les gens. Donc au lieu de dire qu’il faut amener les gens vers l’art, je pense qu’il faudrait plutôt réfléchir à amener l’art vers les gens ; mais malheureusement on n’y arrive pas.
Au lieu de dire qu’il faut amener les gens vers l’art, il faudrait plutôt réfléchir à amener l’art vers les gens ; mais malheureusement on n’y arrive pas.
Il faudrait prendre le problème à l’envers, ce serait plus naturel. On devrait introduire l’art dans les espaces libres, pour traverser les gens dans leur quotidien. L’art est présent dans l’humanité et doit être présent dans la vie quotidienne. Il faut réintroduire, ce qui est de l’invisible, mettre de la création dans la vie.
Vous trouvez que la société basque regarde plutôt devant ou derrière elle?
Je pense que la société basque est tiraillée, avec son envie de vivre au présent en regardant devant mais avec des principes. Elle avance malgré tout, il ne faut pas s’inquiéter outre mesure parce que parfois l’inquiétude bloque les choses et il vaut mieux se libérer.
Quelles sont vos relations avec les musiciens d’outre-Bidasoa ?
J’ai très peu de relations avec les artistes outre-Bidasoa, si ce n’est avec Juan Carlos Perez, que j’ai admiré plus jeune et que j’ai rencontré il y a deux ans dans le cadre d’un projet sur La Bastide ; j’ai tissé une vraie relation, très intéressante et j’aime beaucoup échanger avec lui.
Il est vraiment "de l’autre côté", moi je suis vraiment "d’ici" et même si on fait tout pour que les choses cohabitent et soient reliées, on évolue quand même dans des mondes différents.
C’est donc très intéressant de parler avec lui, et à travers la musique, l’art, on parle de la vie, de la société, de ce qui est en mouvement ou pas.
J’ai aussi travaillé avec Juan Mari Beltran, un autre passionné de transmission, mais sinon je ne joue pas beaucoup "de l’autre côté".
Enfin, vous voulez peut être répondre à une question qui n'a pas été posée ?
Oui, il y a un sujet qui m’intéresse et qui n’est pas clair pour moi concernant les distances de notre culture, de notre oralité face à ces immenses mouvements de population qui vont bientôt nous traverser.
On vit à une époque de l’Histoire où tout bouge et j’aimerais savoir ce qui va se passer, ce que pensent les gens sur ce sujet. C’est une question qui m’intéresse, voire qui me bouleverse.
En fait, c’est plutôt une question que j’aimerais poser : comment va-t-on évoluer dans un contexte où l’on va être traversé par des cultures et par tant de gens différents ? Comment va-t-on se positionner ? Qui est d’ici ? Qui ne l’est pas ? Cette question du territoire, de la conscience culturelle, que faut-il comprendre ? Comment se projette-t-on ? On dit souvent : "Toi tu es de là, tu es d’ici, tu viens de là"… C’est une question qui me travaille. On vit à une époque de l’Histoire où tout bouge et j’aimerais savoir ce qui va se passer, ce que pensent les gens sur ce sujet… C’est une question qui m’intéresse, voire qui me bouleverse.