Jon Iruretagoyena (1985, Mendionde, Labourd) est danseur et chorégraphe. Président de la compagnie Maritzuli, il est professeur de danses basques à l’IDB, ainsi que dans le cadre d'autres collaborations. Au Temps d’Aimer la Danse de Biarritz, il a évoqué l’histoire de la technique de la danse souletine lors d’une conférence qui a suscité l'étonnement du public, et donné lieu à cet entretien.
Xan Aire : Au terme de votre conférence, vous avez tenu à remercier particulièrement votre père, Claude Iruretagoyena… Quel a été son rôle dans votre parcours de danse ?
Jon Iruretagoyena : Je suis né dans un environnement de danse, du côté de mon père, même si ma mère y est aussi impliquée, en tant que couturière. J’y ai été immergé dès ma naissance. J’accompagnais parfois mon père, lorsqu’il donnait des cours de danse… Je restais dans un coin, à écouter… Il m’emmenait aussi aux spectacles, festivals de danse. Mon premier souvenir de danse remonte à un spectacle de Juan Antonio Urbeltz, auquel j’ai assisté à trois ans, avec mon père. C’est un fait qui a eu beaucoup d’influence dans mon parcours, lors de mes choix.
X. A. : Le fait d’y être immergé depuis tout petit aurait pu provoquer une réaction négative…
J. I. : A mon avis, il y a habituellement deux sortes de réactions : ou bien on renie tout, ou bien on se lance à fond, sans y penser. Quelque part, j’ignore pourquoi je danse : j’ai toujours eu l’envie de danser. Bien sûr, vers 14 ans, je préférais jouer au foot et rester avec les copains, mais cela n’a été qu’une passade. Je remercie donc mon père, parce qu’il m’a à peu près tout appris de la danse. Par contre, lors de ses cours, je n’étais qu’un élève parmi d’autres. Il mettait la distance adéquate, et différenciait bien les fonctions de père et de professeur. Cette distinction est nécessaire pour progresser dans la danse. S’il m’avait mis une pression plus forte, cela aurait pu se passer différemment.
Avez-vous eu une rupture avec votre père, concernant la danse ?
Non, mais je ne suis pas non plus son prolongement direct : nous avons des parcours différents. Et je n’ai aucun souci à être le « fils de » ! Nous avons tous deux progressé en ayant les idées claires. Même s’il me donne quelques conseils, il sait quand prendre du recul pour me laisser faire mes propres expériences, qu’elles soient bonnes ou mauvaises. Au fur et à mesure que j'évolue, notre relation de danse devient peu à peu un partage de savoir.
Quand avez-vous décidé de tracer votre propre sillon, dans la danse ?
A quinze ans, j’ai d’abord évoqué ce projet à ma mère. Ils m’ont tous deux affirmé, assez vite, que si j’avais la capacité de réaliser ce choix, je le ferais, mais quoi qu’il advienne, je devrais faire un travail à côté. A la même époque, cependant, j’ai travaillé avec des danseurs plus âgés que moi lors du spectacle Ingura Mingura : ce sont eux qui donnent envie de tracer son propre sillon. En plus, nous avions participé à une représentation de Juan Antonio Urbeltz, et ce sont ses danseurs qui m’ont réellement fait prendre conscience que si je voulais danser comme eux, il fallait travailler. Quelques années plus tard, j’ai réussi a travailler aux côtés de ces mêmes danseurs, au sein de la compagnie Argia : cela a été la meilleure chose au monde !
On évoque toujours les troupes de danse, mais n’êtes-vous pas plutôt solitaire ?
Oui, je ne sais pas si cela a un lien avec le fait d’être fils unique… J’aime évoluer avec les autres, mais mes moments à moi me sont fondamentaux. Pourtant, dans la danse, le collectif a son importance. On a là l’occasion d’apprendre à vivre ensemble… Puis les danses basques, par leur nature, ont besoin d’un groupe solide.
Au moment de créer, le groupe peut-il être un obstacle ?
Il est vrai que la création est personnelle : on crée à partir de ce que l’on a. Mais cet acquis a été appris ailleurs, ou, du moins, c’est quelqu’un d’autre qui nous l’a inspiré, même si c’est de manière inconsciente. Quoi qu’il en soit, si au moment de créer, nous sommes seize danseurs autour d’un même morceau de musique, ce sont seize résultats différents qui aboutiront…
Heureusement…
Heureusement, oui ! Ce que je veux dire, c’est qu’à mon avis, il est difficile de créer en étant plus nombreux.
Au Temps d’Aimer la Danse, votre conférence en a étonné plus d’un. Peut-être avez-vous vous-même été étonné de l’évolution de vos recherches ?
Oui, sans aucun doute ! Cela est parti d’une simple curiosité, titillée par le spectacle Kutx ala Pil de Maritzuli. L’influence du maître-danseur Bruno Delavigne a également été significative. J’ai commencé par étudier les liens de danse, et cela m’a amené vers la Provence et la Sarthe. J’ai aussi pris connaissance des travaux du chercheur Jean-Michel Guilcher, et j’ai ainsi eu de la matière pour une conférence. J’ai été étonné durant tout ce parcours de recherche. Combien de ramifications sortent du même tronc de l’histoire de la danse, à travers le monde, mais tous reliés. Et je n’entre même pas dans la symbologie de la mascarade, ce qui serait un autre monde…
Etonnant, donc, de découvrir quelle influence a eu Paris sur la danse moderne souletine…
Oui, mais cela ne signifie pas qu’il n’y avait rien ici avant cette emprise. A une époque, Paris a eu une influence sur la danse, comme elle peut en avoir une sur la mode aujourd’hui. Je tiens à souligner que les textes ne donnent que des informations à sens unique, plutôt vertical : l’influence de Paris sur les provinces. Au XIXe siècle, on enseignait la danse à l’armée de Paris. Non pas en tant qu’art, mais comme gymnastique : une danse stricte et technique. Et les soldats avaient l’occasion de devenir maître de danse, ou du moins – un "cran" plus bas – prévôt de danse. C’est là que l’on retrouve des noms de souletins, qui étaient maîtres de danse. Et ils ont rapporté chez eux ce qu’ils avaient appris à l’armée. C’est pour cela que je soutiens que les techniques de danses souletines ont un lien étroit avec l’histoire de la danse française.
Et un lien direct avec l’armée…
Oui, de nos jours, il nous est difficile d’imaginer que l’on enseignait la danse à l’armée. Mais à une époque, ils y restaient cinq ou huit ans, et avaient donc l’occasion d’en ressortir maître de danse. Il est tout aussi étonnant que de nos jours, les familles de ces maîtres de danse ignorent qui étaient leurs ancêtres, ayant acquis à l’armée une technique de danse stricte et spectaculaire, et que cela a eu une influence sur les techniques modernes. Tout cela ne s’est pas transmis dans les familles, et il y a donc une véritable rupture de savoir entre les générations. Heureusement que Guilcher a effectué un travail il y a cinquante ans… Sinon, même les quatre, cinq noms de maîtres de danse connus aujourd’hui auraient disparu !
Quatre maîtres de danse apparaissent plus particulièrement, à la même époque, et issus de villages voisins…
Oui, ils sont de l’époque de 1870, issus de Charritte-de-Haut, Lacarry, Laguinge et Licq. Mais il est impossible qu’ils soient seuls. En Soule, ils étaient davantage, ainsi que sur la totalité du Pays Basque nord. A l'échelle de la France, même constat : pourquoi n’en retrouve-t-on uniquement en Sarthe ou en Provence ? Et au Pays Basque, pourquoi seulement en Soule ? Il y avait des maîtres de danse partout, mais ils n’ont pas eu partout la même influence, ou bien l’occasion d’influer partout de la même manière. Tout cela reste encore à étudier.
Lors de la conférence, un participant a précisé le fait que la Soule soit, à une époque, protestante, ait pu avoir une certaine influence…
Oui, et que le Labourd et la Basse-Navarre étant catholique, la danse y était moins autorisée… Je n’en sais rien : à l’issue de la conférence, tout le monde n’était pas d’accord. C’est une hypothèse vraiment discutable.
Quoi qu’il en soit, vous avez regretté que les apports de ces maîtres de danse aient fait disparaître quelques éléments…
Sans aucun doute. Les maîtres de l’armée sont les pères des mascarades modernes. De leur influence ont changé les habits, les danses… C’est également eux qui ont apporté l’opposition entre les Rouges et les Noirs. Si Godalet dantza (la danse du verre) est devenue aussi spectaculaire durant le XXe siècle, c’est aussi sous leur joug. Parce qu’ils ont importé cette tendance du spectaculaire provenant de l’armée. En conséquence, certains personnages, certaines coutumes de la mascarade ont disparu à jamais. C’est un fait qui se répète, du moins dans le monde de la danse : lorsque les danses de couples, comme la valse, la polka se répandent durant le XXe siècle, c’est au détriment des danses de sauts, qui commencent alors à disparaître… Ce processus de remplacement a d’ailleurs été le fond de ma conférence. Dans ces situations, il n’y a jamais de hasard : une raison se cache toujours derrière une disparition de danse, d’élément, de coutume.
Comment nous approprions-nous ces nouveautés ?
Pour intégrer des nouveautés, il faut en ressentir le besoin. Et il faut aussi le vouloir et l’accepter. La création et la coutume : l’une est liée à l’autre. On peut transformer une chose, mais sans en changer le sens. Admettons que pour la mascarade, on enlève les Aintzindariak, et on introduit cinq garçons à faire du hip-hop. Ou bien on supprime la xirula, pour mettre un disque. Puis on remplacera les Bohémiens par des pêcheurs. Cela n’a pas de sens. C’est cela qu’il ne faut précisément pas changer : ne pas perdre le sens, ne pas laisser de côté ce que nous sommes. En d’autres termes : c’est en leur accordant du sens que nous nous approprions les nouveautés.
Quelle est l’influence de la mode sur la danse souletine, en 2013 ?
Y-a-t-il des modes, au sein de la danse actuelle ? En Soule, comme ailleurs, la situation des dernières années a été double : d’une part, préserver la danse de la place telle quelle, et d’autre part, introduire des nouveautés. Il y a eu une mode de la création en Pays Basque nord : une boulimie de la création ! Je crois que cela s’est quelque peu calmé. La création doit avoir une influence sur la place, mais je ne saurais dire à quel point. Je n’ai pas d’exemple, concernant la mascarade, qui prouve que cela ait fonctionné. Les souletins ne doivent pas avoir de besoin de changement, à ce niveau-là.
Récemment, en Navarre dans le Baztan, une femme a participé aux Mutil-Dantza (danses des garçons), mais elle a été sifflée… Qu’en pensez-vous ?
Pour moi, la question à se poser peut être celle-ci : que sont les danseurs, à ce moment précis, sont-ils des hommes et des femmes, ou bien des danseurs ? C’est une remarque que j’ai récemment entendue à Oier Araolaza qui est originaire de Eibar. Pour Ezpata-Dantza, la danse de l’épée locale, ils ont décidé d’accepter les garçons comme les filles, parce que toutes et tous sont des danseurs d’épée. De nos jours, beaucoup d’entre nous voulons vivre dans une égalité, et je crois qu’il nous faut vivre avec notre époque. Par contre, il y a certaines danses qui laissent paraître le caractère de chaque sexe. Que l’on soit homme ou femme, nous n’avons pas le même caractère et, en y regardant mieux, il y a des danses pensées pour les hommes, et d’autres pour les femmes. En les observant d'un oeil extérieur, cela donne des résultats complètement différents, que ce soient des garçons ou des filles qui les dansent. Je fais un peu attention à cela, même si je ne dis pas que l’un soit meilleur que l’autre.
Avez-vous un exemple précis en tête ?
Par exemple, Makil-Dantza (la danse du bâton) de Ochagavia, interprétée par des filles, ce n’est pas du tout la même chose ! Je voudrais que l’on prenne en compte cette différence, même si l’on ne fait que poser la question. Mais dans le cas du Baztan, le fait qu’une fille entre dans les Mutil-Dantza, change-t-il vraiment le sens de la fête, de la coutume ? Je ne crois pas, et ce ne sont pas les exemples qui manquent sur tout le Pays Basque pour corroborer tout ceci. Nous ne vivons effectivement plus au XIXe siècle.
Formation de danses basques à Hendaye :
Depuis mi-septembre 2013, Jon Iruretagoyena assure une formation de danse basque à Hendaye, dans le cadre d’une convention entre l’Institut culturel basque et le Conservatoire Maurice Ravel. Il rassemblera chaque semaine un groupe de sept à huit élèves durant toute l’année scolaire, et espère qu’une nouvelle classe verra le jour chaque année.