Johnny Kurutxet (1946, San Francisco, USA), Martin Goikoetxea (1948, Gorriti, Navarre) et Frantxua Bidaurreta (1942, Les Aldudes, Basse-Navarre) sont des figures bien connues de la diaspora basque : invités par l’ICB du 12 au 17 octobre 2015, les deux bertsularis et l’ancien président de la maison basque de San Francisco ont parcouru leur terre natale, à la découverte des différents aspects du bertsularisme moderne.
Avec quel ressenti parcourez-vous le Pays Basque aujourd’hui ?
Frantxua Bidaurreta : Je viens ici assez souvent, et je suis le plus possible les avancées locales. Lorsque je me rends à ma maison natale, je me sens tranquille. Je suis né dans ce coin, j’y ai grandi : comment voulez-vous ne pas être content, lors de tels moments ?
Johnny Kurutxet : Si nous venions tous les dix, quinze ans, nous serions d’avantage étonnés de tous les progrès. Mais comme nous ressentons le besoin de venir souvent ici, il est vrai que nous regardons d’abord avec bienveillance toute nouvelle construction.
Martin Goikoetxea : Puis avec les moyens technologiques actuels, il nous est facile de suivre les évolutions d’ici. Malgré tout, les ordinateurs ne remplacent pas les séjours, même si ceux-ci sont moindres : je viens ici le cœur léger, tout comme ma famille, et j’ai beaucoup de chance. Nous profitons pleinement de la culture de notre pays : il me semble que ces expériences vécues nous comblent encore, qu’elles brillent spécialement ici.
Avez-vous le sentiment d’avoir manqué quelque chose, une aventure ?
JK : On ne mène pas toujours sa vie comme on le voudrait... Je ne peux pas dire ne jamais penser à ce pincement, ni affirmer que j’aurais été mieux ici que là-bas.
MG : Si je ressens un manque, c’est bien au niveau du bertsularisme. Là-bas, nous nous retrouvons deux ou trois fois par an pour chanter, mais ce n’est pas assez. Lorsque je constate l’explosion du bertsularisme ici, je me sens autant ébloui qu’envieux. Ils récoltent-là le fruit de paris audacieux, et en observant leur apport à la culture et à la communauté, nous pouvons nous lancer sans crainte dans de tels paris au sein de la diaspora : c’est le mieux que nous puissions faire, de la place où nous sommes.
FB : J’éprouve un pincement en pensant ne pas avoir d’avantage lutté ici étant jeune. Cela me gêne toujours d’avoir laissé notre terre mère entre les mains des autres. J’avais le temps d’aller aux Etats-Unis plus tard, après avoir essayé quelque chose ici... Mais je suis parti, en suivant le mouvement. J’ai eu envie de revenir, de rester aussi, mais il s’agit-là d’une décision à prendre au plus profond de soi et collectivement, si on souhaite vraiment le réaliser. Nous avons sans doute autant œuvré là-bas en faveur de la culture basque pour une raison : il me semble que nous avons tous le même manque à combler.
Comment viviez-vous la culture basque ici, avant de partir ?
MG : C’était une atmosphère de petit village, mais qui nous était agréable. La pelote, la danse, le bertso... J’ai accompli ma première joute baigné dans cette ambiance. Même si cela fut difficile de quitter tout cela, je ne sais pas si nous apprécierions aujourd’hui cet environnement. Nous nous contentions de petits rendez-vous ; or, aujourd’hui, on voit les choses en plus grand, plus vaste.
JK : Nous n’allions pas loin : d’Estérençuby au village voisin tout au plus, plus rarement à St Jean Pied de Port, et peut-être à Bayonne, une fois le permis en poche... Mais il me semble que nous appréciions mieux un simple repas qu’aujourd’hui. Il en fallait peu pour commencer à chanter ou échanger des bertso, il y avait cette atmosphère propice au sein-même du village. Et il n’y avait aucun doute quant à la place de l’euskara, dans ces moments-là.
FB : Il n’était guère facile de bouger de son village, mais les restaurants offraient l’occasion de faire la fête, notamment le dimanche. On se lançait aussi des défis à la pelote, en pariant des repas. Vers les Aldudes et Urepel, les bertso avaient aussi une place importante : Xalbador baignait là-dedans, et il trouvait quelqu’un pour lui tenir tête, une fois que chacun avait un peu bu... Ils faisaient aussi venir Mattin, voire Uztapide. Je me souviens comment Mixel Itzaina avait organisé des joutes aux Aldudes, lorsque j’avais une douzaine d’années. Et les villageois se mobilisaient. Il y avait une ambiance toute l’année, même l’hiver, avec les karatox (nom local du carnaval, ndlr)...
Vous souvenez-vous y avoir participé ?
FB : Et comment ! Nous allions de maison en maison, dans le quartier d’Esnazu. Nous étions de jeunes hommes célibataires, et privilégions les maisons où habitaient les jeunes filles : ce n’est peut-être pas poli de le dire, mais il s’agissait-là d’une des fonctions des karatox. Nous recueillions surtout de quoi boire et manger, il y avait toujours quelqu’un prêt à jouer de l’accordéon, et nous passions ainsi deux jours de l’hiver.
JK : Le carnaval était une belle occasion de rassembler les jeunes. De cette manière, on se faisait aussi une place dans le village : même si on n’était pas doué en musique ou aux bertso, on pouvait danser, chanter ou faire du théâtre. C’était le moment où il fallait s’affirmer, et une fois ce cap franchi, on chantait voire plus à n’importe quel moment de l’année, lorsque l’on se réunissait.
MG : Dans notre village, le carnaval durait trois jours, et ma première joute que j’ai évoquée tout-à-l’heure était précisément à cette occasion. On nous avait mis autour d’une table, mon frère et moi, pour échanger des bertso avec le célèbre Kaxiano Ibarguren, qui était aveugle et très bon accordéoniste. Le carnaval de Gorriti était très réputé, et avaient lieu même par temps de neige : je crois que la neige donnait encore plus d’allant pour les accomplir ! Je me souviens comment ils avaient fait venir Kaxiano à cheval, puisque la neige empêchait les voitures de circuler !
Comme l’a précisé Johnny, il n’y avait aucun doute vis-à-vis de la place de l’euskara dans le village ?
MG : On ne pensait même pas à parler espagnol, surtout dans ces moments-là. Même s’il nous était interdit d’employer l’euskara, l’ambiance était pleinement euskaldun. On vivait tout cela du plus profond de soi, mais on se rendit compte plus tard que l’on nous avait tout-de-même introduit le ver de la conscience espagnole.
Comment cela ?
MG : Nous n’avons pas employé l’euskara dans tous nos espaces de vie. Nous nous sommes comme limités à notre insu. Nous ne l’avons fait que constater en Amérique.
JK : Même là-bas, lorsque l’on se réunissait entre euskaldun de notre génération, voire les plus âgés que nous, on parlait basque. Surtout dans les moments de fête. Mais en dehors, rien ou presque.
FB : Nous n’avons pas transmis l’euskara à nos enfants, et cela a été une énorme faute de notre part.
Mais cela n’a pas seulement touché la diaspora : c’est un phénomène également vécu en Pays Basque... Le fait de ne pas transmettre l’euskara ne doit donc pas tomber du ciel...
FB : Mais c’était notre rôle... Du moins apprendre l’euskara à nos propres enfants. Si chaque famille avait accompli cette tâche, notre langue se serait actuellement bien mieux portée.
JK : En même temps, avec cet environnement des Etats-Unis... Il fallait d’abord trouver du travail, et en Californie, le basque ne nous servait pas à grand-chose. Peut-être que nous avons fait ce cheminement en chacun de nous, et que nous en sommes arrivés à penser que notre langue maternelle ne serait pas utile aux prochaines générations.
MG : Mais comme vous l’avez précisé, cette affaire ne tombe pas du ciel : on nous l’a inculqué à l’école, depuis tout petit. Même pour ceux qui sont restés au Pays Basque, l’euskara n’a guère eu de prestige. Au sein de la diaspora, donner des cours de basque reste récent.
FB : Finalement, nous avons projeté là-bas notre manière de vivre la culture basque ici : en limitant l’euskara à des espaces ou à un certain âge, et en mettant en avant un folklore. Mais tout cela, la danse, la pelote, le mus, le chant... était très important pour nous ici, avant d’aller en Amérique.
JK : Cela faisait partie de notre vie : sans tout cela, tout était plus terne. Les jeunes avaient besoin de tout cela, qui n’était pas là pour faire joli ! Cela avait du sens. On peut comprendre le fait de le perdre en Amérique, mais que cela disparaisse aussi vite ici, c’est incroyable.
MG : C’est aussi lié à l’euskara, la langue transporte avec elle ce sens. Une fois qu’on la limite ou qu’on la perd, beaucoup de chose s’effondre derrière... Ce ne sont pas des choses visibles, et cela reste difficile à expliquer.
Martin, je crois que vous êtes habitué à donner des cours de basque au sein de la diaspora...
MG : Oui, j’avais cette ferveur de la langue en moi, probablement lié au bertsularisme. J’avais commencé à évoquer l’idée de cours d’euskara autour de moi, mais personne ne m’avait prêté attention. Etant quelque peu vexé, je m’étais rendu à la Maison Basque avec un beau chèque, en disant que je leur donnais l’intégralité de la somme si des cours étaient organisés. Et que j’étais moi-même prêt à jouer les professeurs. C’est ainsi que nous avons ouvert cette opportunité, qui se révèle être un franc succès, avec 210 élèves, et souligne ainsi un besoin qui devait être comblé.
FB : Les occasions d’apprendre l’euskara se multiplient au sein de la diaspora. C’est aussi là que l’on constate l’importance de notre réseau. Je peux affirmer que notre apport a été beau et bon dans un domaine, puisque des fêtes basques sont organisées du printemps jusqu’à l’automne à tour de rôle. Il y a cette fierté, et je n’ai aucun doute de la primordialité à la ressentir et à la répandre. Les responsables actuels de la diaspora établissent d’autres genres de ponts : lier la culture basque au monde universitaire. Ce sont-là des étapes fondamentales, et le rôle des institutions du Pays Basque y est incontournable. Notre identité n’a pas été transmise de la même manière dans chaque famille, et j’ignore si elle s’y accomplira à l’avenir. C’est aussi pour cela que différentes structures doivent en être garantes, puisque nos diaspora et culture ont encore plus de sens avec ces échanges.
JK : Nous pouvons également apporter des idées depuis notre séjour actuel ici. Les étapes franchies par le bertsularisme sont énormes, et toute l’organisation qu’il y a derrière peut beaucoup enrichir les relations entre les euskaldun du monde entier.
Qu’avez-vous gardé de l’organisation du bertsularisme ?
JK : Ce que nous appelions avant auzolana, le travail entre voisins. Il me semble qu’ils sont organisés de cette manière, en toute discrétion, comme nous le faisions avant dans nos fermes : il y avait besoin des uns et des autres. J’ai ressenti le même état d’esprit, même en étant dans des tâches et époques différentes.
FB : En tant que public, nous retenons évidemment les bertsulari de renom... Mais sans ce travail de l’ombre, il n’y aurait pas un tel éclat.
MG: Néanmoins, les bertsulari de grande qualité accomplissent aussi leur rôle, en démontrant un tel niveau. C’est aussi pour cela que je tiens à souligner la culture du bertsularisme : il est primordial d’enseigner, par exemple, les bertso du passé. Cela ne semble pas important, mais sans ce fond-là, je ne sais pas si nous aurions le même résultat. Le fondement du centre de documentation Xenpelar est d’ailleurs de donner une utilité actuelle à ce qui y est archivé, et non pas l’enfermer dans un musée. Avec cette culture, les jeunes des écoles de bertso ressentent qu’ils font partie de quelque chose de spécial.
Mais n’ouvre-t-on pas la porte aux risques apportés par la construction d’une élite ?
MG : Je dirais plutôt que l’on recherche des référents, et non une élite. Les jeunes des écoles de bertso doivent savoir quelles occasions peuvent s’offrir à eux au bout. On peut comparer-là le bertso à du sport : les sportifs de haut-niveau attirent les jeunes aux clubs, mais ensuite, les clubs doivent avoir les idées claires dans leur proposition. Ils ne vont pas tous les acheminer à être professionnels... Quoi qu’il en soit, ce n’est pas l’objectif du bertsularisme : nous avons clairement constaté qu’ils ne veulent pas mener tout le monde au BEC (lieu où se déroule la finale du championnat des bertsulari du Pays Basque tous les quatre ans, ndlr).
Le championnat ne monopolise-t-il pas tout l’éclat ?
MG : Cela reste le plus spectaculaire, oui.
JK : Peut-être que c’est un mode de faire des bertso qui est mis en avant, oui. Quelque chose de haut-niveau... Les modes plus populaires ne sont pas visibles, mais je ne sais pas quelle place ils pourraient occuper à la télévision.
MG : Je crois que ce côté populaire est en train de s’intensifier, et que nous sommes à la veille d’une ambiance qui se répandra petit-à-petit, que cette phase s’ouvrira durant les prochaines années.
Mais pour cela, une autre ambiance concernant la langue devra aussi être encouragée dans la société...
MG : Oui, j’imagine pour ma part quelque chose de global. Ce que le bertso apporte à la langue est phénoménal. Enrichir son vocabulaire, savoir jouer avec les mots, avoir de la répartie... Je crois qu’il s’agit d’ingrédients offerts par les secteurs culturels, qui viennent enrichir l’instruction générale reçue à l’école ou à l’ikastola. Il y a aussi un lien avec la réflexion, cela nécessite une gymnastique, ce qui est bénéfique. Pour revenir à la diaspora, il faudra voir quel résultat nous obtiendrons de nos cours de basque, afin d’envisager certains élèves motivés à apprendre les bertso. Les moyens de renforcer les liens entre le Pays Basque et la diaspora ne sont pas encore épuisés, et le bertso a également beaucoup à apporter dans ce domaine-là.