Peio Çabalette (Iholdy) et Joël Merah (1969, Bayonne) sont compositeurs, harmonisateurs, musiciens et enseignants au Conservatoire Maurice Ravel de Bayonne. Cette entrevue est l’occasion de revenir avec eux sur le partenariat entre le Conservatoire et l’Institut culturel basque, qui a pour but de développer la connaissance et la divulgation de la culture basque dans cet enseignement si particulier.
Durant votre enfance, quelle relation aviez-vous avec la chanson basque, la musique basque ou la langue basque ?
Joël Merah : Avec la langue basque, aucune, ou indirectement : c’est venu un peu plus tard… J’ai grandi tout près du Conservatoire de Bayonne, rue Lahubiague, avec des parents qui adoraient la musique, même s’ils ne la pratiquaient pas. Je suis donc tombé dedans tout petit, non pas au Conservatoire, mais avec un professeur particulier qui s’appelait Darizcuren, une sorte de mentor de l’éducation musicale des années 1970 à Bayonne. Il a formé une Estudiantina, avec mandolines et guitares, où j’ai appris le métier d’accompagnateur, puisque c’était ma fonction dans ces ensembles. À l’Estudiantina, on jouait entre autres des pièces de danse basque. Assez vite s’est générée en moi l’envie de faire de la musique : Darizcuren m’a pris à part et je l’ai accompagné plus souvent, dans des messes, des mariages, où j’ai appris la liturgie en basque. Avec ma guitare, j’ai cheminé ainsi jusqu’à 14 ans. J’avais des amis bascophones : j’ai donc entendu parler basque. Mon premier vrai contact avec la culture basque est arrivé vers l’âge de 17 ans, ici même, où j’étais élève de Peio.
Peio Çabalette : Il a été parmi mes premiers élèves !
J.M. : Eh oui ! Après avoir participé à un groupe de rock entre amis, qui chantait en basque, j’ai donc découvert un véritable discours, entre Peio et Beñat Achiary, autour de l’art, de la littérature… C’est là que j’ai fait ma première rencontre avec la poésie de Joxean Artze, qui m’a beaucoup marqué. Puis, j’ai rencontré Olatz Zugasti, harpiste reconnue, avec qui nous avons lié des liens d’amitié très fort ; j’ai joué avec elle, et j’ai fait la connaissance de Benito Lertxundi. J’ai pris des cours de basque à la Gau Eskola, durant deux ans : de l’autre côté, j’étais perdu, tout le monde parlait basque, même l’espagnol était proscrit. J’arrivais à avoir une discussion de musicien, argotique et existentielle ! Plus récemment, dans mes travaux compositionnels, il m’est arrivé de travailler avec des textes d’Artze ou d’autres, en langue basque, ainsi qu’avec des chœurs traditionnels. Comme je n’ai pas une lecture quotidienne de l’euskara, je transpose ainsi mon amour, lointain mais fort, de la langue.
Peio, cela a dû être un autre parcours…
Le projet de département de musique traditionnelle, ici, au Conservatoire, a été fait par rapport à cette ambivalence entre la musique savante et la musique traditionnelle, la grande question du croisement de ces deux univers, forts et contradictoires…
P. Ç. : Cela a été très différent ! Né à Iholdy, ma première langue était le basque. Je ne suis pas né dans un milieu de musiciens, mes parents étant agriculteurs. Je n’étais pas non plus très attiré par la musique traditionnelle. Par rapport au Pays Basque, je me suis en quelque sorte construit en négatif : à l’âge de 17-18 ans, par le hasard de rencontres je suis rentré au Conservatoire, après un goût tardif pour la musique, et je suis parti à Paris. J’avais envie de changer de monde… C’est là-bas qu’est né une passion très forte pour la musique : Debussy et Ravel (dont je ne saisissais pas l’attache basque) m’ont donné envie de me plonger dans le monde de la musique. Même si j’ai débuté mon parcours professionnel dans l’hôtellerie, mon attachement pour le monde basque est né à Paris. J’avais des amis, notamment un, qui était passionné de Ravel. Il me disait tout le temps que nous avions quelque chose en plus. Il sentait, à travers Ravel, quelque chose de singulier. De fil en aiguille, je me suis remis à parler basque à Paris. C’est là-bas que j’ai vu la langue et la culture basques comme une richesse. De retour ici, le rapport à la culture basque s’est fait assez naturellement, et notamment en rencontrant Beñat Achiary, dont j’ai intégré la voix dans mes premières créations. J’ai mis la langue basque dans mes partitions dès le début. J’ai beaucoup travaillé avec Jon Cazenave, notamment. J’ai créé des cantates profanes, des opéras en langue basque. Mais je ne cherche pas à affirmer une identité basque quand j’écris de la musique. Je fais en sorte que mon travail ait une identité, ce qui n’est déjà pas facile ! La musique basque, je ne l’ai travaillé que dernièrement, surtout autour de matériaux comme les folk-songs.
J.M. : Le fait de partir d’ici permet un regard différent de ce que nous avons vécu ici, d’interroger différemment. De la même manière, j’ai ainsi pu questionner Ravel, par exemple. Mon premier choc musical étant une partition de Bela Bartok : je peux dire que de fil en aiguille, une dynamique se crée autour d’une intuition, ce qui se retrouve dans les musiques traditionnelles. Le projet de département de musique traditionnelle, ici, au Conservatoire, a aussi été fait par rapport à ce voyage : cette ambivalence entre la musique savante et la musique traditionnelle, la grande question du croisement de ces deux univers, forts et contradictoires… Comment faire ? On essaie d’articuler tout cela, d’inculquer cette ouverture d’esprit que nous avons reçu.
Mais on a du mal à vous imaginer ailleurs qu’ici…
J.M. : Je pense qu’on serait très malheureux ailleurs.
P.Ç. : J’ai été extrêmement heureux à Paris durant six-sept ans, et c’est vrai qu’en entrant de plus en plus dans la vie active, je me disais que je ne pouvais pas me retrouver à Rennes, par exemple. J’ai ressenti cette envie de revenir. Mais je repense à mes parents : ils n’ont pas valorisé la langue basque, alors que nous parlions toujours en basque ! Ce n’était pas forcément la langue de l’avenir pour nous. Et curieusement, j’ai découvert plus tard qu’ils étaient dépositaires d’une tradition très ancienne, d’un savoir ancestral. Des noms d’éléments, de bois, que je ne sais toujours pas nommer en français.
On parle beaucoup de la langue : envisagez-vous la culture basque, la musique basque sans la langue ?
Je pense que la tradition doit être tout le temps en marche, avec le respect du passé. Ce qui implique un vrai travail d’information, de collectage, de connaissance.
P.Ç. : La musique ne s’exprime pas nécessairement avec la présence de la langue. J’aime bien dire qu’il y a deux territoires au Pays Basque : le territoire physique, ce petit bout de terre, et le territoire symbolique, qui est immense. Si on veut entrer dans l’indicible, la musique sans les mots peut essayer d’ouvrir une voie. J’y crois complètement.
J.M. : Pour ma part, la culture basque sans la langue non, bien sûr... Mais c’est enfoncer des portes ouvertes de dire que n’importe quelle culture a été fondée, à un moment donné, sur une notion de métissage. Quand j’entends Michel Aurnague me parler de la danse basque, influencée par les militaires de la cour de Louis XIV, ces militaires qui apprenaient à danser parce que c’était l’usage, et qui revenaient ensuite dans leurs villages natals… On voit alors apparaître une sorte de mélange, cela me paraît évident que, même en musique, la culture extérieure doit être présente. Donc, se renfermer sur quelque chose qui est acquis, cela me semble utopique. Je pense que la tradition doit être tout le temps en marche, avec le respect du passé. Ce qui implique un vrai travail d’information, de collectage, de connaissance. Au Pays Basque, on a peut-être un manque de répertoire pour savoir ce qui se faisait avant le XXe siècle, et on en souffre.
En discutant avec des danseurs basques, ils parlent d’une tradition parfois difficile à gérer, surtout au moment d’innover. Ou alors, quand ils osent, on le leur reproche : "mais ce n’est pas basque, ça !"… il ne s’agit pas de reprendre une vieille mélodie, de l’arranger façon Peter Gabriel ou je ne sais qui… D’ailleurs, il y a une question que je me pose sur le rock basque ; interroger ce terme là : qu’est-ce que ça veut dire ? Je n’ai pas la réponse, mais le rock, c’est assez énorme ! Et cela fait 30-40 ans que le rock basque existe : qu’est-ce qu’on a voulu essayer de symboliser par l’union de ces deux mots ? Cela peut-être à la fois utopique et très fort : on sent quand même, en écoutant certains groupes, une patte particulière. Et un discours, mais qui n’est pas musical !
Justement, vous faites référence, l’un et l’autre, à Artze et Lertxundi, qui ont fait partie du mouvement Ez dok amairu. Qu’ont apporté ces artistes, selon vous ?
Ez dok amairu nous a donné une magnifique leçon : il faut effectivement essayer d’être neuf dans la création, mais on ne peut pas sortir de l’être que l’on est, de notre formation basque, de notre culture.
P.Ç. : Ils ont fait des choses folles ! Ils ont porté un vrai regard lucide : d’une part totalement engagés dans ce qu’il y a de plus profond et de subtil dans la langue basque, et ce qu’elle véhicule, d’autre part totalement ouverts sur ce qu’il y a de plus moderne. Je crois qu’il faut se servir de leur exemple. Après, je trouve bien que cette dualité existe. En architecture, par exemple, s’il n’y avait eu que du contemporain, nos villages n’auraient pas été ce qu’ils sont… Ez dok amairu nous a donné une magnifique leçon : il faut effectivement essayer d’être neuf dans la création, mais on ne peut pas sortir de l’être que l’on est, de notre formation basque, de notre culture. Même si cela peut paraître bizarre, c’est ainsi que l’on est libre. Je trouve que dans le monde de la peinture, c’est plus clair : aujourd’hui, on n’oserait pas demander à un peintre qui se dit basque de mettre systématiquement un clocher et une paire de bœufs…
J.M. : On retrouve aussi cette idée dans la sculpture, avec Txillida et Oteiza…
P.Ç. : Exactement ! Et parfois, on souhaiterait que les musiciens mettent l’équivalent de ce qui serait un clocher ou une paire de bœufs…
J.M. : Oui, parce qu’il y a une musique populaire… Or, une sculpture populaire, c’est moins évident. J’ai un ami réalisateur qui, amoureux du Pays Basque, s’étonne toujours de l’absence de ces artistes en Pays Basque nord. Il y a eu une exposition d’Oteiza à Biarritz, mais on attend cette expo comme le messie ! Alors que de l’autre côté, il y a déjà le musée. Et nos décideurs ont leur part de responsabilité.
P.Ç. : Je ne sais pas quelle peut être la lecture de certains de nos politiques… C’est peut-être d’accentuer le fait que la culture basque se renferme dans un communautarisme, alors que l’exemple de Ez dok amairu montre exactement le contraire. Il y a effectivement une communauté, mais qui est ouverte.
J.M. : Si la sculpture est intemporelle, c’est autre chose pour la musique, le cinéma ! Il suffit de voir nos parcours : nous avons été happés par Paris. Il faut monter là-bas… C’est sûr, on sait que là-bas, il y a un enseignement, des rencontres… Alors c’est Paris, ou Madrid… Ce tiraillement a dessiné l’horizon actuel. Les artistes partent d’ici.
Quelle relation a le Conservatoire de Bayonne avec le Pays Basque sud ?
P. Ç. : Très peu, et pas suffisamment, même si on essaie d’améliorer cela.
J.M. : Il y a des raisons : l’enseignement, par exemple, est un peu à l’image des conservatoires parisiens. Les musiciens veulent eux aussi partir. C’est pour cela que le département de musique traditionnelle est une porte ouverte non pas vers Paris, mais vers les musiciens d’ici. C’est intéressant, parce qu’on ne peut pas ouvrir les portes de la même manière ici qu’à Nancy, par exemple. Parce qu’on a affaire à une langue, à une singularité qui reste, malgré tout, présente.
P.Ç. : Le manque de relations avec le Pays Basque sud est aussi d’origine technique : ils ont des calendriers de financement qui sont différents des nôtres, ce qui ne facilite pas la création de projets communs. Puis, en restant objectif, notre conservatoire ne forme pas de musiciens ouverts sur la culture basque : 80 % de ce qui se transmet ici va se retrouver dans la plupart des conservatoires français.
J.M. : J’émettais une réserve d’avoir un département de musique traditionnelle dans le Conservatoire. Non pas que je sois contre, mais comment ? Il suffit de voir comment grandissent les musiciens de jazz, de rock… ou les musiciens traditionnels. Ils sont dans la culture qu’ils ont apprise et dans laquelle ils sont nés, et qu’ils ont envie de pratiquer. Donc, reconstruire cela de manière un peu virtuelle, cela me fait peur. On peut aussi prendre la chose d’une autre manière : ici, c’est un lieu de passage, où ces musiciens qui ont déjà une culture s’enrichissent d’une autre, ou du moins avec une démarche de réflexion. C’est davantage ainsi que je verrais ce partenariat avec l’ICB. Nous sommes d’ailleurs en pleine élaboration d’un projet.
Quels sont donc vos rôles respectifs, jusqu’à présent ?
P.Ç. : En ce qui concerne le département de musique traditionnelle, je n’y ai que peu d’heures allouées. Concrètement, je vais juste suivre les élèves dans des projets d’écriture, de réalisation de pièces… Ce sont des personnes qui vont faire des créations tournées vers le monde basque, ce qui est très intéressant. Ils expérimentent beaucoup, et je suis là pour les accompagner.
J.M. : L’intitulé de mon cours est : "Culture musicale, musique traditionnelle". Je ne voulais pas que cela soit de l’ethnomusicologie ; je souhaite accueillir les élèves tels qu’ils sont, et leur faire revisiter ce qu’ils connaissent, à partir d’autres musiques. Le rythme, la polyphonie, l’instrument… C’est aussi un espace où l’on pose des questions, où on discute… Il y a un véritable échange. C’est aussi l’occasion pour eux, durant un an ou deux, de se confronter à l’expression : les musiciens traditionnels ont aussi leur propre parcours, et je trouve que c’est bien de les confronter à leurs propres questions. Il s’agit de faire la part des choses, de manière objective, d’y voir un peu plus clair.
P.Ç. : Dans le département, il y a à la fois des professeurs d’instruments, qui vont apporter leur savoir technique à des élèves instrumentistes, et aussi des ensembles de musique traditionnelle, instrumentaux et vocaux. Cela permettra aux personnes qui vont entrer ici de travailler leur instrument, parce qu’il y a aussi une dimension purement technique. Il y a également le fait, très important, de travailler en groupe : s’ouvrir, voir ce qui se passe ailleurs, et aller, pourquoi pas, vers une création. Les élèves auront aussi l’occasion de côtoyer, dans le cadre de leur formation, des musiciens extérieurs à l’établissement, qui ne sont pas forcément enseignants. C’est donc quelque chose qui se veut assez ouvert. On l’a à peine lancé, donc on verra bien ce que cela donne.
Quelle répercussion espérez-vous avoir en dehors de ces murs ?
P.Ç. : C’est très difficile de le savoir. Il y a une chose, c’est que les jeunes musiciens sont eux-mêmes porteurs de cette envie. Ce sont des élèves très habités : à nous de ne pas les mettre dans un sillon trop académique, mais de les accompagner à tracer leur propre chemin. Je veux quand même souligner que le conservatoire a une réputation d’enseignement académique, et que cette chose là n’est pas vraie. Et d’un autre côté, on n’a pas de directive très stricte. C’est un lieu libre, les étudiants peuvent venir avec leur monde totalement différent de celui qu’ils peuvent imaginer exister dans ce conservatoire. C’est un lieu très ouvert.
J.M. : Un lieu libre d’apprentissage, de connaissance, d’échange.
Et d’improvisation ?
J.M. : Bien sûr, cela fait partie de l’enseignement, et de la pratique. Ou je dirais plutôt : cela ne s’enseigne pas, cela s’apprend. Peut-être que l’on va choquer l’élève avec des rencontres improbables… Que ce soit avec une musique, une personne… Ce qui faisait peut-être défaut au concept initial du conservatoire, au XIXe siècle.