Jean-Marie Gezala (1966, Paris) est directeur de l’espace culturel Jemmapes de Paris, mais aussi chef de chœur de l’ensemble vocal Anaiki. Fils de l’illustre txistulari Polentzi Gezala, il s’est épanoui au sein de la culture basque. Si l’idée de devenir professionnel le taraude, cet amateur exigeant dévoile ici le monde particulier des chœurs, en effeuillant ses principales problématiques, allant de la qualité à la quête d’identité.
Vous nous avez conviés à Lezo (Guipuzcoa)… Que représente, pour vous, cette petite ville ?
C’est le terroir de la famille, où mon grand-père a été maire pendant une soixantaine d’années, chef de l’harmonie municipale, où bon nombre de membres de la famille étaient musiciens. Agent des douanes au port de Pasaia, il était très marqué PNV, ce qui, durant la guerre de 1936, a engendré pas mal de soucis, de souffrances, d’exils. Cela n’a pas entamé son engagement, ni celui de mes oncles et tantes. L’une d’entre elles, Mirentxu, fut créatrice et directrice de la première ikastola du Guipuzcoa, ici même, à Lezo. Elle avait une connaissance extrême de la langue basque, et avait même remporté un concours devant des jésuites, qui étaient les « têtes » de l’époque. Elle m’avait obligé à apprendre le basque, qui s’effiloche à Paris, et qui revient un peu lorsque je suis ici. Elle m’a également sauvé la vie, puisqu’à 10 ans, j’ai eu la tuberculose. Le médecin nous dit que j’avais besoin de l’air des pins, qui recouvraient heureusement le massif du Jaizkibel, juste au-dessus de Lezo. Je suis donc venu ici six mois, en allant à l’ikastola le matin, et au collège de Pasaia l’après-midi, faire des devoirs de français. Et tous les jours, quelle que soit la météo, avec les copains et Mirentxu, nous allions marcher et jouer au Jaizkibel en fin d’après-midi. Ma tante en profitait pour nous transmettre un tas de chants, que nous reprenions tous en chœur : c’était extraordinaire ! Depuis cette époque, l’attachement est total, et comme nous revenons ici chaque été, les gens nous accueillent avec une très grande amitié. Je me suis d’ailleurs marié ici, avec Anaiki et le Coro Easo à l’œuvre, l’excellent organiste du village, et mon père, évidemment, qui jouait du txistu.
Comment votre père s’est-il retrouvé à Paris ?
Après la guerre, mon père y est monté pour le txistu. Il ne le voulait pas, parce qu’à Lezo, la France, et particulièrement Paris, était l’enfer incarné. Les Françaises étaient vues comme des filles de petite vertu, ce qui horrifiait les sœurs de papa ! Il est finalement parti sous l’insistance d’amis musiciens embauchés par Filipe Oyhamburu à Etorki. Mon père, depuis ses six ans, était un petit virtuose. Xalba Raio, directeur du Coro Easo et ami indéfectible, m’a récemment affirmé que papa est ici le cousin de Dieu ! Je ne me rends évidemment pas compte de son aura. Il a porté le txistu à travers le monde. Lorsqu’il n’était pas en tournée, une association implantée à Paris, le Réveil Basco-Béarnais, s’occupait de lui trouver des petits boulots. Cette association, qui l’a finalement embauché, avait aussi un chœur mixte de 80 membres, où chantait une certaine Annie, Béarnaise et soprane : elle avait un solo qui disait qu’un jour, elle épouserait un joueur de flûte. C’est ce qu’elle fit, et donna ensuite naissance à mon frère et moi !
Vos parents ont donc fait leur vie sur Paris ?
Oui, mon père avait appris ici le métier de tailleur, ce qui lui a permis d’ouvrir une boutique de haute-couture pour dames à Paris. Ma mère était comptable. Mais le plus marquant était cette deuxième vie culturelle, où il y avait toujours du monde à la maison, des Basques qui débarquaient dans notre petit appartement… C’était merveilleux, une belle vie.
Vous avez été imprégné de cette ambiance-là…
On s’y épanouit, entouré de musique, du monde du spectacle. Tous les dimanches, nous étions par monts et par vaux. Toujours à défiler. Et mon père était une star ! Là où d’autres faisaient un boucan d’enfer à je ne sais combien, lui défilait seul, avec une puissance terrible. Je l’accompagnais à l’atabal le plus souvent possible. De fil en aiguille, nous nous sommes impliqués à la Maison Basque de Paris, et avec mon frère, nous avons fait revivre une troupe de danses basques appelée Jeiki. Nous avions eu le deuxième prix du festival de Llangollen, au Pays de Galles. Nous faisions venir des danseurs d’ici, et apprenions beaucoup d’eux. Notre troupe était réputée dure, parce que nous recherchions du résultat.
Un père Basque, une mère Béarnaise… Pourquoi cet attrait vers la culture basque ?
La culture basque a une puissance bien plus importante. C’est flagrant. Je ne dis pas que l’une est meilleure que l’autre, mais rien qu’au niveau des chants, la culture basque est incommensurable. En même temps, le père Donostia a harmonisé des chants béarnais très jolis, avec des textes très poétiques… Et parfois, dans la culture basque, la poésie, il faut aller la chercher ! Je ne renie pas du tout ma branche béarnaise, qui doit quelque peu me tempérer, et me laisse une porte ouverte à d’autres choses.
Quelle relation artistique aviez-vous avec votre père ?
C’était un chat, qui ne faisait pas beaucoup de bruit mais répandait la bonne humeur autour de lui. Le premier à chanter, à table comme ailleurs. Après, dans la famille, les compliments ne sortent pas facilement ! Nous nous disons tout ce qui ne va pas, mais on repassera pour les éloges… Papa n’était ni strict, ni brusque. Il n’était pas pédagogue, et nous répétait toujours : « faites des gammes ! ». En même temps, il n’était pas très exigeant, et a été très ému de partager des morceaux avec son fils autour d’un projet artistique : lui au txistu, et moi à l’orgue, où je n’étais pas très bon. Cela me rendait toujours nerveux de jouer avec lui.
Cela ne doit pas être évident de s’épanouir auprès d’une icône…
Ni mon frère, ni moi-même n’avons travaillé le txistu. Nous avions tellement l’excellence ancrée dans l’oreille, que nous nous trouvions misérables avec nos pipeaux, à essayer de sortir des sons minables… Pour ma part, je n’ai pas beaucoup insisté. Je voulais être chef d’orchestre, depuis tout petit. C’était un fantasme. J’y arrive, petit-à-petit ! Ma mère m’avait surpris juché sur un tabouret, dans ma chambre, devant un miroir trop haut, en train de diriger un orchestre symphonique qui jouait des airs basques… Il s’agissait d’un disque nommé Vasconia. C’était entrainant à souhait. Je fus vexé d’être ainsi cueilli par ma mère, qui venait juste me chercher pour déjeuner, et ne m’a jamais rien dit à ce sujet. Je n’ai plus recommencé, mais cette idée ne m’a jamais quitté l’esprit. Je me suis épanoui à côté du trajet d’excellence de mon père. Et me voilà chef de chœur d’Anaiki. J’ai pris la suite de l’aumônier qui nous dirigeait jusqu’alors. J’étais le seul de la troupe à avoir fait le Conservatoire, et mes compères m’ont naturellement désigné chef de chœur, tout en me précisant que si je me fourvoyais, ils ne se gêneraient pas pour me le faire savoir ! C’était une sacrée responsabilité, même si on reste dans le monde amateur.
Qu’est-ce qui vous intéresse, dans cette fonction ?
Créer de l’émotion. Surtout au public, ainsi qu’aux interprètes que j’ai devant. La musique doit parler, émouvoir, faire rêver. Absolument. Cela peut être de la musique basque, comme toute autre chose. La musique russe, par exemple.
D’où vous vient cet engouement pour la musique russe, justement ?
Essentiellement de rencontres. Un programmateur de concerts sur Paris a eu l’idée, après un concert, de lancer l’idée d’un noël basque / un noël russe. Cela fait plus de quinze ans que cela dure. Nous prenons, de la part des Russes, des leçons musicales à chaque fois, alors qu’il s’agit toujours d’ensembles vocaux différents. Lorsque je vois les siècles d’avance qu’ont les Russes, qui se sont mis à la polyphonie très tôt, je me dis que nous avons assez perdu de temps comme cela. Même s’ils sont professionnels, ils aiment toujours autant la musique, et transmettent cette passion. Ils apprennent volontiers des chants basques, dans lesquelles ils dénichent des similitudes avec leurs chansons. Les harmonies sont proches, les métaphores également. J’ai eu la chance de les diriger chez eux sur des chants basques. Leur culture musicale est fabuleuse.
C’est donc le fait de partager ces plaisirs, ces émotions, qui vous motive le plus ?
Oui, mais ce que je préfère, c’est trouver une partition, la déchiffrer au piano, l’entendre déjà chantée, les mélodies, les accords, et lui donner vie : c’est fabuleux. La répétition. Apprendre à chacun son bout de partition. Voir tout cela prendre forme. Et contempler, au fur-et-à-mesure, la tête de nos interprètes. Puis les concerts, qui sont importants. Mais je sais à peu-près ce que nous allons y donner. Je recherche de l’émotion, et pas une chose sympathique. Cela serait même une petite insulte à notre travail… Je mets en scène : nous nous déplaçons, travaillant la spatialisation du son, incluant des instruments. Toujours à la recherche de l’émotion. Et le rire est très important. Je refuse d’aller vers le côté mystique, mystérieux de la langue, de la culture, venue de l’infini : là, on joue du mauvais folk ! Sans oublier que nous chantons parfois des chansons incomplètes, ou des paroles absurdes. Nous avons une chance infinie d’avoir tout cela à portée de main : dédramatisons un peu le tout, et profitons-en… Vivons la, cette culture !
Quelle est la part de recherche, dans votre fonction de chef de chœur ?
La plus vaste possible. Et une recherche diversifiée, qui passe par des archives, comme au centre Eresbil, à Errenteria (Guipuzcoa), ou bien des rencontres les plus improbables. Le chœur Sirine de Moscou, par exemple, a été une découverte très importante pour moi. Je les ai vus jouer, se mettre en scène. Leur chef, Andrey Kotov, qui est ethnomusicologue, privilégie des chants très anciens, et une manière de chanter très gutturale. Je lui ai demandé, un jour, quelle était la base de son projet. Il m’a répondu avoir peu de textes sur l’époque choisie, et qu’en s’y basant, il se permettait de faire des propositions. Ce qui m’a éclairé. Je me suis plongé dans des livres anciens de chez nous, comme ceux d’Azkue, et les propositions ont coulé de source en moi. J’ai privilégié des choses simples. Juan Antonio Urbeltz m’a également donné des pistes intéressantes. Après une structuration de nos propositions, les concerts d’Anaiki sont organisés en deux parties : la part religieuse, et la profane. Cela donne quelque chose d’assez complet, et plutôt fidèle, de ce par quoi notre culture est passée. Nous devons nous-mêmes mieux comprendre notre culture, pour y apercevoir son étendue et ce qu’il y manque.
Et les chants actuels, la composition ?
Qu’est-ce qu’on en fait ? Il y a eu des concours… qui n’ont rien donné du tout ! D’un côté, nous avons des chanteurs incapables de chanter de la musique contemporaine, et de l’autre, des professionnels qui se baladent avec le diapason greffé à l’oreille pendant le concert, pour être sûr d’avoir la bonne note, à cause d’un accord trop dissonant… Où est le frisson ? Il faut que les compositeurs actuels comprennent que ce n’est pas la peine de faire de la dissonance simplement pour se faire mousser. D’autant que leur travail finit généralement au fond d’un tiroir. Je préfère m'intéresser aux musiques anciennes, mais là encore, j’ai dû prendre un compositeur russe, Alexandre Manoskov, afin de m’arranger des chants pour alboka et quatre voix d’hommes ! Il a tout fait pour privilégier la mélodie, et non ses propres arrangements : j’appelle cela de l’intelligence musicale. Faire revivre une mélodie qui n’a plus été chantée depuis trois-cents ans, et que cela procure encore de l’émotion, c’est ce qui m’intéresse. Et personne ne peut me dire que je suis à côté de la plaque, que l’on aime ou non ce que je fais.
Mais pourquoi aller chercher des arrangements en Russie ?
D’abord, parce que je ne suis pas capable d’effectuer des arrangements de cette qualité-là moi-même. Puis aujourd’hui, au Pays Basque, à qui peut-on s’adresser pour le faire ? Combien de fois ne m’a-t-on répondu : « non, fais-moi plutôt une commande ». C’est-à-dire une création, de la musique contemporaine. Je n’en veux pas. Je conçois que des compositeurs basques veuillent exister. Mais il faut qu’ils comprennent qu’il n’y a pas d’ensemble pour chanter leur musique.
Où est la solution, ou du moins, le compromis ?
Il faut élever le niveau des chœurs amateurs, surtout au Pays Basque nord. Je rappelle que l’Orfeon Donostiarra est un chœur amateur. Ils répètent trois fois par semaine. C’est incontournable. Le Koro Easo, deux répétitions hebdomadaires, plus tous les cours de chants à côté. C’est un engagement. En même temps, ils chantent du Verdi, Berlioz… Et la loi leur interdit de faire payer l’entrée des concerts dans les églises. Et au Pays Basque nord… Payer entre 12 et 15 euros la place pour un chœur qui répète deux heures par semaines, ce n’est pas possible. Mais les gens y vont. Après, c’est un problème qui touche la France. Les chefs peuvent se former, sauf au goût. Mais nous souffrons tous d’une chose : apprendre aux chanteurs à chanter. Il n’y a pas de filière qui aboutisse à un diplôme de professeur de chant. Ce qui engendre bon nombre d’affabulateurs qui, même s’ils sont chanteurs professionnels, n’ont jamais fait de pédagogie, ou ne connaissent rien de la physiologie de la voix, par exemple. Avec Anaiki, nous sommes invités au Congrès National des Chefs de Chœurs, à Paris, du 12 au 14 septembre, et il faudra absolument en profiter pour y demander une filière du professorat du chant.
C’est donc un équilibre à trouver entre la qualité, et le côté populaire de la chose ?
Oui. C’est bien que le boucher du coin vienne dans le chœur. Mais il faut qu’il sache chanter, placer sa voix, la respiration, pour que tout cela soit encore plus joli, et meilleur. Et les chanteurs en apprendraient encore plus sur eux-mêmes. Il faut aussi donner plus de corps aux chefs de chœurs, améliorer les relations avec les compositeurs. En ce moment, je vis une histoire d’amour avec Sabin Salaberri. Un compositeur d’une grande qualité, avec un sacré parcours. Il a aujourd’hui 80 ans, et plus personne ne sait qui il est, ni même qu’il est vivant. Je lui envoie régulièrement des mélodies, et il est d’une générosité sans fin. Il y a aussi d’autres compositeurs, comme Pier Paul Berzaitz, qui est incroyable : il est capable de composer un chant dont on a l’impression qu’il a existé depuis toujours ! Baratze bat. C’est la grâce de Dieu. Pour moi, la quintessence est là.
Malgré tout, les chœurs sont soumis aux différentes modes…
En ce moment, j’ai un souci avec une mode qui vient des Etats-Unis, et des pays du nord de l’Europe. C’est beau, mais d’un ennui total. Une manière linéaire de chanter, sans goût, ni odeur. On a des chœurs qui deviennent des bêtes à concours, et de nouveaux compositeurs qui font également tout pour rafler des prix. C’est dangereux. Parce qu’on s’attaque à la racine. Et on met en péril beaucoup de choses. Il ne faut pas oublier de prendre de risques, ce qui passe aussi par le côté populaire. Un artiste comme Guridi l’a fait. Mais pour cela, il faut prendre position. Et cela, personne ne le fait, surtout au Pays Basque nord. Jamais de critique d’un concert, rien. On annonce, mais personne ne va écouter la chose ensuite. On a l’impression que tout est bien. Je suis désolé, mais il y a des choses que je ne partage pas.
Lesquelles ?
Pour citer ma dernière colère : Anne Etchegoyen. Je suis malheureux qu’Aizkoa, chœur que j’ai créé, se fourvoie dans ce côté variété de seconde zone. Quelle image donne-t-on ? Quelle idée ? On ne parle pas de notre culture, là-dedans. Je connais bien Anne, nous nous sommes déjà franchement expliqués. Je lui ai déjà posé une question cruciale : « mais qui es-tu, artistiquement, culturellement ? ». Quand je vois les milliers de gens qui vont les voir – et je ne suis pas jaloux –, je me demande ce que l’on peut bien leur raconter durant les concerts. Cela ne fera pas long feu.
En même temps, il est difficile de situer la place des chœurs au sein de la culture basque…
Il est difficile de leur trouver un sens, parce que l’on chante toujours la même chose. Il y a aussi des chefs qui sont indécrottables. Après, je suis à Paris, et il me semble que cela me procure plus de liberté. Je ne sais pas comment cela se passe au pays, mais on a fait le tour des 90 chansons qui reviennent perpétuellement. Il faut dire que, bien souvent, les chœurs sont avant tout des clubs, de la rencontre socialisante. Ce qui fait que la culture passe à un second plan, et c’est bien dommage. Comment ne peut-on pas voir les milliers de chants qui restent à arranger, harmoniser ? Eresbil a récemment déniché 1 500 autres chansons recueillies par Azkue : nous avons du travail !