Jean Louis Iratzoki (Saint-Jean-de-Luz, 1965) a choisi Ascain pour établir son studio de design Iratzoki Lizaso. Diplômé de l’École d'Architecture Boulle à Paris et de l’École Expérimentale de Design Industriel de Madrid, il travaille maintenant entouré de ses partenaires pour des entreprises du Pays Basque, du Canada, de France, d'Espagne et d'ailleurs.
Vous avez installé votre bureau, un cube de bois très lumineux, au beau milieu d'un bois. Le design exige un environnement inspirant ?
Le design, comme beaucoup de choses, exige un peu de tranquillité oui. Le calme est nécessaire pour la créativité. C'est pour cela que nous avons choisi ce lieu et dans la mesure du possible, c'est ici que nous travaillons, c'est ici que nous cherchons. Bien évidemment nous avons des rendez-vous à l'extérieur, mais lorsque nous sommes ici, cette tranquillité est précieuse. Nous travaillons en partenariat avec Ander Lisazo qui est d'Oiartzun, moi je suis d'Ascain et c'est tout naturellement que nous nous sommes établis ici, dans mon village natal. Nous aurions pu aller ailleurs, mais étant donné que nous sommes d'ici, c'est ici que nous nous sommes installés.
Vidéo de l'entretien (en basque)
Racontez-nous le processus de création d'un design.
En ce qui nous concerne, nous ne partons pas de rien ; nous travaillons toujours dans un contexte donné. Cela peut être un contexte industriel, commercial ou encore l'histoire, le savoir-faire d'une entreprise. Beaucoup d'ingrédients répondent à cette question. Nous nous positionnons au milieu de ces ingrédients et c'est en les mélangeant et en les croisant que nous créons un objet. Nous ne commençons pas par l'objet ; nous commençons par l'équation. Ce n'est pas la même chose de travailler avec un artisan ou avec une entreprise industrielle. Il y a une multitude de conditions et l'exercice se fait dans ce contexte. En ce qui concerne notre travail, je ne suis pas seul. Nous sommes trois ou quatre à travailler ensemble, puis nous apportons notre créativité aux entreprises. On pourrait dire que par le biais d'objets, nous racontons une histoire pour l'entreprise. C'est notre contribution.
Peut-on considérer le design comme un art ? Où se trouve la frontière ?
Nous ne nous considérons pas artistes car nous travaillons vraiment dans un milieu industriel. Notre travail se situe dans un système commercial, un système capitaliste. Il n'empêche que nous sommes exigeants dans ce que nous proposons et il y a une part esthétique ou artistique, mais toujours au sein d'un contexte. Nous ne partons jamais de rien. C'est pourquoi nous ne sommes pas des artistes.
Par le biais d'objets, nous racontons une histoire pour l'entreprise. C'est notre contribution.
Ensuite, où puisons-nous notre inspiration ? Du domaine artistique ? En fait, elle vient de différentes sources. Pour certains c'est l'architecture, pour d'autres le cinéma, la musique ou des expériences vécues, vues. Bref, ce sont les mêmes que tout le monde. Par ailleurs, nous travaillons beaucoup dans le secteur du mobilier et celui-ci a sa propre histoire, alors, nous allons aussi puiser et chercher des choses dans cette histoire, dans l'actualité.
D'où à où parle-t-on de design ?
J'ai l'impression que le sens du mot design a été un peu perdu et que beaucoup croient que le design est juste une histoire d’esthétique, que c'est juste donner une forme à quelque chose. En fait, le design touche une très grande partie des aspects de notre vie, que ce soit le design des objets, mais aussi de services et beaucoup d'autres choses.
Qui baptise l'objet que vous créez? C'est vous? Le client?
La plupart du temps, c'est nous qui choisissons le nom de l'objet. Lors du processus de création, nous suivons une idée et c'est elle qui nous amène naturellement au nom. C'est alors que nous baptisons le projet ou l'objet. Parfois, les entreprises ont leur propre logique mais en général, c'est nous. De plus, nous travaillons beaucoup avec des entreprises d'ici et nous choisissons des noms en langue basque. Nous nous sommes rendus compte que phonétiquement parlant, le basque passe très bien aussi à l'international. Il nous arrive parfois que le client refuse notre proposition, que ce soit pour le nom, la couleur ou même l'objet. Notre travail consiste alors à le convaincre, car nous travaillons beaucoup pour trouver l'idée, pour être sûrs que celle-ci est bonne et pour prouver que nous pouvons la porter jusqu'au bout. L'obstination fait partie de nos compétences.
Vous préférez épurer les choses ou les embellir?
Le sens du mot design a été un peu perdu, certains croient que c'est juste une histoire d’esthétique; le design touche une grande partie des aspects de notre vie.
Nous essayons de ne pas avoir trop de style, de formalisme ou trop de maniérisme. Cependant, nous procédons par élimination. Nous passons beaucoup d'heures à étudier les choses et cela nous amène à des choses simples, propres. Nous ne sommes pas minimalistes et certains de nos objets ont du caractère, de la personnalité. Mais, nous ne sommes pas baroques, ni trop légers. Nous passons beaucoup d'heures et cela fait que notre travail est très dessiné, voire super dessiné.
Avec Alki, on pourrait dire que le fabricant de meubles d'Itxassou a pris un sacré virage grâce au design.
Alki a été pour nous une vraie expérimentation, une école et c'est un parfait exemple de ce que peut apporter notre travail. Lorsque je parle de «nous», je ne parle pas du studio seulement, je parle de la rencontre entre le savoir-faire de la coopérative, le travail du bois et l'envie de créer ici. Ça a été une révolution de voir une entreprise traditionnelle qui fabriquait des meubles traditionnels évoluer vers une proposition contemporaine, et qui plus est, vers l'international. Nous avons donc une petite entreprise locale qui grâce au design a réécrit son histoire et s'est ainsi ouverte à l'international.
Nous nous sommes aussi rendus compte que phonétiquement, le basque passe très bien aussi à l'international.
Il y a quelques années, on pensait qu'on ne pouvait pas développer la production de beaucoup de choses ici, à cause du coût élevé de la main d’œuvre et des matériaux, sans y intégrer la technologie. Avec le projet d'Alki, nous avons prouvé que créer ici était possible, que l'on pouvait faire des choses différentes et s'ouvrir au reste du monde. Pour cela, il faut raconter une histoire particulière et il faut passer beaucoup de temps à réfléchir à ce que l'on peut proposer. Malgré la dimension humble de l'entreprise, ce projet a eu un grand retentissement, ici en premier lieu, car il a démontré que l'on pouvait créer des entreprises et proposer de belles choses. Cette reconversion, d'une production traditionnelle vers une proposition actuelle, a aussi eu un impact important en France. Prouver que c'est possible a été une chose importante.
Les gens réalisent-ils l'impact du design ?
D'une façon générale, nous sommes tous sensibles au design. Nous n'achetons pas n'importe quelle voiture, chaussure, vélo ou casque. Nous choisissons car nous sommes sensibles. Les entreprises aussi ont réalisé que c'était important, voire décisif.
Dans le design, y-a-t-il des caractéristiques spécifiques au pays, à l'endroit où vous travaillez ?
Je ne crois pas qu'il y ait de spécificités liées à un endroit. Il n'y pas un design basque ou français ou allemand. Il peut y avoir une école, un mouvement à une certaine époque, mais on peut être plus proche d'un design allemand que de celui d'un designer d'ici. C'est donc un exercice intellectuel, sans lien particulier avec le lieu. Il peut nous arriver de faire un clin d’œil à la tradition basque, car c'est notre tradition, mais ce n'est pas systématique. Cette tradition n'est pas unique et on peut trouver le même style de tradition au Japon ou au Pays Basque. Je ne pense pas que le pays formate le design.
Avec le projet d'Alki, nous avons prouvé que créer ici était possible, que l'on pouvait faire des choses différentes et s'ouvrir au reste du monde.
Il peut y avoir une influence selon l'industrie ou une activité principale, comme par exemple en Biscaye ou dans une partie du Gipuzkoa. Peut-être que Txillida ou Oteiza n'auraient pas créé des pièces de 20 tonnes s'ils n'avaient pas eu aux alentours les outils et les entreprises pour le faire. Dans le design, nous dépendons aussi de l'activité industrielle environnante. On pourrait trouver là un trait de caractère qui ait du lien avec celle-ci, sans rapport avec l'influence du pays.
Vous traversez souvent la Bidasoa ?
Oui, nous traversons facilement la Bidasoa. Comme je disais tout à l'heure, mon collaborateur, Ander Lizaso, est d'Oiartzun ; je suis d'Ascain et notre collègue Maider Noblia vient de Bayonne. Nous travaillons avec des partenaires des deux côtés de la frontière ; nous avons une relation suivie de travail avec cinq ou six entreprises comme Treku à Zarautz, Akaba à Usurbil, Alki à Itxassou, Sokoa à Hendaye, à Azpeitia … Alors oui, régulièrement, nous passons physiquement la frontière. Traverser cette frontière a été notre souhait dès le départ. Par ailleurs, lorsqu'on travaille en Iparralde, les connaissances industrielles se trouvent plutôt en Gipuzkoa, et lorsqu'on a besoin de trouver un fournisseur de tubes pliés, on traverse. Ce matin même, nous avons visité trois entreprises à Irun. A vrai dire, nous ne faisons aucune différence entre nord et sud, y compris dans notre vie quotidienne. Nous nous sentons d'ici, nous sommes basques et nous allons où nous devons aller.
Après avoir travaillé seul longtemps, vous avez décidé de vous associer avec Ander Lizaso pour créer Iratzoki Lizaso design studio. Racontez-nous cette collaboration.
En effet, après quinze-vingt ans passés en cavalier seul, nous sommes devenus Iratzoki Lizaso. Après nous être rencontrés, Ander Lizaso et moi-même avons travaillé ensemble un moment pour enfin nous associer en 2016. Deux têtes valent toujours mieux qu'une. Ensuite, Maider et Eki travaillent aussi à nos côtés dans ce studio. Nous travaillons tous autour d'une grande table, dans cette cabane et nous partageons les tâches. Il n'y a pas de hiérarchie ; nous travaillons de façon horizontale. Un de nous prend la responsabilité d'un projet, puis ensuite nous nous répartissons le travail. Maider Noblia s'occupe essentiellement des espaces.
Nous sommes tous sensibles au design, les entreprises aussi ont réalisé que c'était important, voire décisif.
En fait, les choses naissent de la confrontation d'idées entre nous, il n'y a pas de grande méthodologie. Nous travaillons jusqu'à être contents, c'est-à-dire jusqu'à l'apparition d'une bonne idée. Puis, nous développons cette idée par le biais de maquettes ou d'images, jusqu’à être satisfaits. Il peut s'écouler beaucoup de temps jusqu'à l'obtention d'une pièce. Il faut d'abord convaincre l'équipe. C'est le premier filtre. Une fois ce premier filtre passé, nous allons plus sereins voir l'industriel qu'il faut convaincre à son tour puis enfin, il reste à convaincre l'acheteur… Ce sont des étapes. Il peut nous arriver que lors de l'étape industrielle, un technicien nous dise que ceci n'est pas possible ou que cela va coûter très cher, ou encore qu'il faudrait faire différemment. Dans ce cas, il ne s'agit pas d'être têtu, mais plutôt de tenir bon et, dans la mesure du possible, de mener notre projet au bout. Cela ne veut pas dire que nous avons raison, mais après avoir écouté les autres intervenants, nous portons notre projet et l'entreprise apporte son savoir et c'est de ce croisement que l'on fait naître quelque chose de différent, d’intéressant et de réalisable.
Vous participez en ce moment à un projet autour d'objets traditionnels basques.
Oui, comme d'autres studios d'architecture et de design, nous avons été contactés par l'organisme qui gère le patrimoine des musées du Gipuzkoa, afin de mener un travail de création en partant d'objets traditionnels. Nous avions déjà fait ce genre d'exercice. Avec Alki, par exemple, nous étions allés du côté d'Azpeitia afin de rencontrer les derniers fabricants de paniers en bois de châtaignier. Nous avons créé une collection avec eux. Ces exercices qui nous permettent un travail sur la mémoire nous paraissent intéressant, même s'ils ne sont pas systématiques. Je crois qu'ils font réellement défaut en Pays Basque. On parle beaucoup du Pays Basque, mais la mémoire de ce pays est insuffisante dans beaucoup de domaines, que ce soit l'architecture, le design, l'ethnographie... Il nous paraît important de savoir tout ce qui a été fait ici, car en effet beaucoup de choses ont été réalisées. On dit des basques qu'ils sont travailleurs et ce n'est pas un cliché. De ce travail sont nés des objets, des graphismes, des façons de faire. Approfondir ce travail de mémoire peut être une vraie source d'inspiration au moment de créer des choses contemporaines.
Lorsqu'on travaille autour d'un objet, il ne s'agit pas uniquement d'étudier l'objet physiquement, nous étudions aussi d'où il vient, qui l'a fait et pourquoi.
En ce qui concerne cette commande des musées du Gipuzkoa, nous avons choisi la pyrogravure. Les bœufs portaient une sorte de collier décoratif et souvent, il était lui-même décoré par des pyrogravures d'un graphisme relativement simple. Notre travail est parti de là et nous sommes en train de réfléchir sur ce que l'on pourrait en tirer. Travail en cours.
Que pensez-vous du patrimoine immatériel ?
Je ne suis pas un spécialiste du sujet. Des travaux ont été menés au Pays Basque, beaucoup de témoignages ont été enregistrés sur différents sujets. Récemment, j'ai entendu des enregistrements concernant les jeunes filles qui venaient de Navarre pour travailler en Iparralde. Au final, le matériel et l'immatériel se croisent. Par exemple, lorsqu'on travaille autour d'un objet, il ne s'agit pas uniquement d'étudier l'objet physiquement, nous étudions aussi d'où il vient, qui l'a fait et pourquoi. Prenons le cas d'une bicyclette à Eibar. Nous nous rendons compte qu'elle a un rapport avec les armureries de la région, qui elles-mêmes ont un lien avec l'acier qui est en rapport avec les mines d'acier. On se rend compte qu'il y a un lien pour arriver à la bicyclette. Si nous ne connaissons pas ce lien, il peut se briser et on perd une bonne occasion d'activer quelque chose, aujourd'hui ou demain. Donc, concernant cet aspect matériel/immatériel, je dirais que les produits, les objets, tout se fait dans un contexte industriel, politique, social concret. Prenons l'exemple en Iparralde de la célèbre Maison Laffargue. L'inspiration pour ses ceintures cloutées vient des ornements que l'on retrouvait à l’origine sur le front des bœufs ; ces ornements cloutés sont devenus ensuite des ceintures élégantes pour les touristes et les locaux. Ces contextes sont immatériels, mais ils deviennent matériels sous forme d'objets et ils racontent beaucoup de choses.
Quelle est la commande la plus surprenante que vous ayez reçue ?
Le travail le plus bizarre ou le plus laid que l'on m'ait proposé est une mine, une mine explosive. Oui, au Pays Basque. Le plus surprenant, je n'en sais rien. J'ai fait des collections d'espadrilles et beaucoup d'autres choses. Ce qui nous plaît c'est de faire des choses nouvelles. Récemment, en Catalogne, nous avons créé une collection de lampes en verre soufflé. On n'y connaissait absolument rien, mais on s'est immergé dans le sujet et on est très content, impressionné.
Quel est l'objet ou le sujet qui vous intéresse ?
Au studio, nous avons eu récemment cette réflexion justement. Que ferait-on avec plaisir ? Il en est sorti que nous aimerions nettoyer un village. Certains villages nous paraissent laids et sans rentrer dans l'architecture, nous serions ravis de repenser l'urbanisme, l'organisation interne, la signalétique, la circulation, les paysages, en collaboration avec un spécialiste de l'urbanisme.
Un projet que vous n'accepteriez pas ?
Plutôt qu'un projet, je dirais avec qui je n'accepterais pas de travailler. Nous ne voulons pas travailler avec n'importe qui. Lorsque nous entamons une commande, nous n'avons pas de conditions particulières, mais nous ne travaillons pas simplement sur un objet. Une relation se crée aussi et nous savons que celle-ci peut durer, alors nous voulons une relation de qualité. C'est notre critère de sélection. Actuellement, nous travaillons avec beaucoup d'entreprises ; nous travaillons aussi à l'étranger, au Canada, en Catalogne, Espagne, France et aussi ailleurs en Europe. Alors, nous choisissons nos projets selon la relation.
La création de vos rêves ?
Ouf. Un jour peut-être nous créerons quelque chose de bien ; nous sommes toujours dans cette poursuite. En attendant, nous travaillons, nous créons et nous sommes contents car au fond c'est le chemin qui importe. Nous allons certainement accueillir des nouvelles personnes dans notre studio ; notre projet ne consiste pas uniquement en la création d'objets, mais plutôt comment créer, avec qui et dans quelles conditions. Mon projet idéal serait peut-être celui de former une bonne équipe en intégrant des jeunes, des connaissances, monter un joli studio, créer des collaborations et une belle dynamique.
Pour finir, vous voulez, peut-être, répondre à une question qui n'a pas été posée ?
Une question ? Non, je n'ai pas de question à rajouter !