Filipe Lesgourgues (1961, Bayonne, Labourd) est un acteur culturel incontournable des alentours d’Ustaritz : président de l’association Herri Soinu, administrateur de l’Institut culturel basque, on l'a aussi pris à jouer de la musique en plein hiver dans les rues. Il évoque ici, entre autres, les possibles conséquences de changements certains en Pays Basque nord, dus notamment à la perspective d’un EPCI unique.
Votre nom a déjà été évoqué dans ces entrevues, puisque Thierry Truffaut y a raconté comment il vous avait découvert, Claude Iruretagoiena et vous-même, lors de sa prise en main de la troupe de danse du quartier Balichon, à Bayonne... Dans quel état d’esprit étiez-vous alors ?
J’ai intégré cette troupe de danse grâce à mon oncle, Claude Lesgourgues Xuito : je faisais déjà un peu de sport, et pourquoi ne pas commencer la danse, durant les vacances ? Je m’y suis donc mis, sans savoir de quoi il s’agissait, avec un beau costume, un béret rouge, et le ruban vert... C’était bien, parce qu’on y rencontrait d’autres jeunes, et qu’en grandissant, la danse a été ma porte d’entrée du Pays Basque, ce qui trouvait un écho spécial en moi. Et voilà qu’un beau jour, un tout jeune homme barbu, blond, Thierry Truffaut, y a pointé le bout de son nez : il a tout mis sens dessus-dessous ! Il a fait venir Betti Betelu, qui commença à nous enseigner les mutxiko : c’était d’un tel ennui, au départ ! On n’y comprenait rien... Nous étions jeunes, souhaitions nous dépenser, lever la jambe le plus haut possible ! Puis il a commencé à en expliquer le sens, et là, vraiment, quelque chose a pris vie.
Qu’expliquait-il ?
L’expression d’une culture. Le lien à l’hiver et aux carnavals. Une manière de voir le monde. La globalité du Pays Basque. Tout cela a façonné notre identité. Sans compter qu’à l’époque, nous vivions dans un véritable volcan : la naissance des ikastola, la lutte armée... Il s’agissait d’envoyer balader l’éducation de nos parents ! Les anciens enseignants de la troupe de danse n’avaient pas osé nous divulguer tout cela, parce qu’ils avaient le poids de la France sur eux. Par contre, avec Thierry et Betti, nous avons goûté aux danses de toutes les provinces basques, en gardant un lien avec certaines troupes. Nous avons été touchés en apprenant que le Labourd détenait également ses propres danses. De là, nous avons monté l’association Lapurtarrak : notre objectif a été de récupérer les danses labourdines, en les attachant aux carnavals. Nous avons créé un beau mouvement, et la grande majorité des communes du Labourd ont retrouvé, de nos jours, leur carnaval.
La gaita s’est quant à elle développée à Ustaritz et Baigorri : pourquoi dans ces deux communes précisément, et de manière similaire ?
Elles ont été les deux berceaux de la gaita. Ils avaient organisé une rencontre à St Jean Pied de Port, afin de fêter le jumelage d’Estella, avec la présence de gaitero locaux. Les frères Haira d’Ustaritz, qui étaient déjà des txistulari réputés, ont participé à ces festivités : je crois savoir qu’ils sont tombés amoureux de la gaita ce jour-là. Comme Pierre Haira est ami depuis longtemps avec Betti Bidart, de Baigorri, il me semble qu’ils se sont lancé le défi de développer cet instrument de musique chacun dans son village. Sauf que depuis, la gaita s’est étendue bien au-delà de Baigorri et Ustaritz ! Néanmoins, le parcours parallèle de ces deux communes est assez drôle à observer : cela a commencé par la danse, puis la musique et la culture dans une dimension plus vaste, et il suffit de voir entre quelles mains se trouvent actuellement leurs mairies respectives...
Et la gaita qui y perdure... Pour quelle raison ?
Grâce à la transmission : en l’enseignant. Il n’y a pas de miracle !
Mais les jeunes ont cette envie d’apprendre ?
Clairement, oui. Il y a beaucoup d’élèves, même si peu en sortent gaitero au bout. Mais ils ont l’envie, oui : le son, la fête, réveiller la rue, faire danser les places, la jolie musique, des spectacles comme Burrunka, pourquoi pas des disques, voire des pièces de haut niveau... La gaita offre un parcours aussi intéressant que diversifié. Les jeunes y trouvent du sens, puisqu’ils peuvent l’accorder à leur mode de vie actuel. C’est aussi un moyen de construire et montrer son identité. Nous travaillons, aux alentours d’Ustaritz, avec les associations, mais aussi avec de plus en plus d’écoles de musique. Nous aimerions faire entrer la gaita dans le conservatoire.
Quel en est le sens, précisément ?
Il suffit de contempler à quel niveau la Navarre a mené la gaita, et toutes les jolies choses qu’ils ont réussies. Maîtriser le solfège, acquérir l’influence des autres musiques enrichit les instruments populaires. Lorsque je constate que nous avons à Baigorri un jeune musicien comme Ibai Indart, il peut, s’il le souhaite, mener la gaita très loin. Faire entrer un tel instrument au sein de l’académie achemine sa connaissance et sa reconnaissance. Monsieur Julian Romano a écrit 200 pièces voici un siècle : elles sont d’un très haut niveau, musicalement parlant. Elles ont leur place dans l’académie. Regardez le chemin parcouru par le Galicien Carlos Nuñez avec la cornemuse locale...
Joseba Tapia relativise l’apport de l’académie, en affirmant que les artistes appropriés par le peuple n’y sont pas passés... Il prend l’exemple de Mikel Laboa...
Je ne suis pas en train de dire qu’il faille totalement dédier notre musique à l’académie. Mais à un certain moment, il faut apprendre le solfège, comment l’a justement fait Joseba Tapia lui-même. Si vous voulez donner des concerts, par exemple. Il y a une partie de la population qui ne va pas dans la rue, et on se doit d’établir nos instruments dans leurs espaces aussi. Regardez les gaitero d’Elciego... Ils sont sur une autre planète ! Ce qu’ils réalisent est fabuleux... Et ils enseignent au conservatoire de Gasteiz.
Un gaitero qui n’est pas dans la rue, c’est un peu contradictoire...
Evidemment, et il doit aussi se trouver dans la rue. Pour résumer le fond de ma pensée, je dirais qu’un instrument tel que la gaita doit être présent dans tous les espaces. Il va y puiser une âme dans l’un, et une technique d’un certain niveau dans l’autre. C’est dans cette globalité qu’un instrument de musique vivra un parcours des plus intéressants, et accéder au prestige de notre réalité actuelle.
Vous avez récemment organisé, à Ustaritz, des rencontres de niveau hexagonal, autour des danses et musiques traditionnelles : qu’ont-elles apporté ?
La fédération FAMDT rassemble des centaines d’associations, dont Herri Soinu : cela fait deux ans que nous avons intégré son bureau restreint. Dans un tel réseau, on se rend compte qu’il y a des danses et musiques populaires à foison ! Mais elles ne sont visibles nulle-part... Nous avons donc organisé les rencontres de cette année, qui ont principalement été dédiées à la réforme des régions françaises : cela a une influence sur l’organisation de la fédération. Nous y avons ensuite attelé le sujet des droits culturels, l’objectif étant d’étudier la place et la reconnaissance possibles de nos danses et musiques populaires. La première conséquence pour nous, Herri Soinu, a été de devenir l’intermédiaire de ce territoire : nous allons désormais nous rendre directement au Ministère de la culture de Paris. Je tiens aussi à souligner que nous avons depuis longtemps un réseau ouvert sur le Pays Basque sud, ainsi que la Galice et la Catalogne : nous atteignons une intégralité en franchissant cette nouvelle étape. La Fédération de Danse Basque (FDB) est aussi devenue membre de la FAMDT.
Mais Herri Soinu dispose aussi d’un réseau intéressant aux alentours d’Ustaritz aussi, non ?
Nous avons effectivement engendré une belle expérience des festivals Hartzaro et Herri Uzta. Neuf associations intègrent Herri Soinu, et nous avions désormais l’intention de nous étendre à la communauté de communes Errobi, autour d’un projet d’une salle de théâtre, qui s’installerait à Ustaritz. Sauf qu’entre temps, le nouvel EPCI a fait son apparition : vu que la FDB avait aussi un projet, il nous a été demandé de n’en constituer qu’un seul... mais qui prendrait la dimension du Pays Basque nord. Nous sommes très contents, mais il s’agira d’autre chose, un sacré boulot. Cela constituera une sorte de pôle, dont nous sommes en train de définir le projet : nous consultons différentes associations et communautés de communes, afin de recueillir leurs souhaits et idées.
Cela ne pose-t-il pas la question de la fonction de l’Institut culturel basque : les deux structures sont-elles complémentaires ?
C’est d’abord l’EPCI qui a engendré la question de l’avenir de l’ICB : va-t-elle poursuivre, ou pas. Je représente Herri Soinu dans le bureau restreint de l’ICB, et nous sommes en train de débattre de cela actuellement. L’EPCI disposera de sa compétence culturelle dans deux ans au plus tard, et l’occasion se présente d’y intégrer la culture basque. Quoi qu’il en soit, même si l’ICB venait à disparaître, ses salariés seraient transférés au sein de l’EPCI, comme le définit la loi.
Mais toute cette restructuration est réellement à la portée des acteurs locaux ?
Oui. Et la question précise que se pose là est celle de la continuité de l’ICB en tant qu’association. Personne ne remettra en cause la fonction remplie par l’ICB. La culture basque ne doit pas être noyée dans ce que les législateurs français ont appelé “culture générale”. Cela révèle, en même temps, la place secondaire occupée par la culture basque actuellement, et qu’il est de notre devoir de la fixer à un autre niveau dans cette nouvelle structure, avec notamment des conséquences économiques plus favorables.
La France offre-t-elle un cadre législatif à ces arts populaires ?
Dans la fameuse loi LeNotre, l’article 103 destine une évocation aux droits culturels. Une ligne, où il est écrit que la diversité culturelle de chaque territoire doit être protégée, en se basant sur une charte importante de l’UNESCO, datant de 2005, ainsi que les techniciens comme les élus locaux doivent participer à ce travail-là. Monsieur Jean-Michel Lucas est l’auteur de l’article, et il sait de quoi il parle. Sa valeur sera d’immerger plus les élus dans le secteur culturel, de développer leurs connaissances : nous devrons répondre là à un grand manque. C’est aussi à ce niveau qu’un réseau tel que la FAMDT sera important, vis-à-vis de Paris : qu’on le veuille ou non, ils y ont un point de vue très jacobin, y compris les techniciens, et nous devrons les baigner d’avantage dans le monde de nos cultures. Nous leur avons d’ailleurs déjà montré pas mal de choses lors de nos dernières rencontres, du Labourd à St Sébastien.
Dans un tel contexte, le risque de se cantonner au patrimoine est néanmoins présent...
Evidemment ! Et l’association Lauburu a été la première à le souligner : le patrimoine, ce n’est pas de la pierre, mais un point de vue culturel du monde. Nous aurons l’occasion de débats intéressants, surtout si nous souhaitons continuer à regarder le monde de manière particulière, tout en y participant. Nous vivons notre culture ici et maintenant : c’est fondamental.
Mais jusqu’à quel point cette charte de l’UNESCO oblige-t-elle à réaliser et appliquer la loi ?
Elle n’a pas été conçue dans cet esprit-là. Sa première fonction est de garantir une reconnaissance, d’aller vers une diversité culturelle, afin de freiner la globalisation. Ce qui demande de recenser les outils et actions locaux du secteur du patrimoine immatériel, et de les porter d’abord à Paris : c’est ce que nous effectuons actuellement avec l’ICB. Par la suite, nous atteindrons le niveau de l’UNESCO : avec son influence de protection et de diffusion, on a la possibilité de faire connaître, par exemple, le carnaval labourdin. Cette charte étant au niveau européen, il y a aussi un lien intéressant à tisser avec les carnavals des autres pays. On peut y insuffler des échanges, pour apprendre les uns des autres, et continuer à se revivifier. Bien évidemment, certains diront que cela ne vaut qu’à préserver nos coutumes dans du formol : nous savons très bien qu’il nous incombe de les faire vivre, et je crois que nous sommes bien dans cette dynamique ! Mais cette démarche peut aussi engendrer, au retour, une volonté de formation auprès des techniciens et élus des institutions. Tout en sachant qu’au niveau hexagonal, seules 300 fiches ont été créées dans ce recensement. Et qu’au Ministère de la culture de Paris, seuls deux techniciens s’y dédient...
Par contre, il y a un exemple positif de l’influence de cette charte à Berlin : le Yodel...
Oui, la Philharmonie de Berlin organise des concerts de Yodel. L’influence de cette charte ne s’arrête pas à un recensement : elle peut aussi engendrer de jolis résultats au niveau de l’action. Puis il s’agit également d’une affaire d’attitude : on ne constate pas de tel geste au sein de la Philharmonie de Paris... Mais au niveau du Pays Basque nord, et de notre nouvelle structure, on peut appliquer la charte de l’UNESCO directement ici, ce qui n’est pas rien vis-à-vis de la culture basque.
Mais elle n’a pas d’apport direct sur les liens avec le Pays Basque sud...
Cela n’est effectivement pas possible, puisque ce sont les Etats qui détiennent la clé principale de la charte : à ce niveau-là, il est très difficile de surmonter cette frontière. Par contre, nous savons pertinemment l’importance que représentent les liens avec le Pays Basque sud, et il me semble que nous sommes allés en ce sens jusqu’à présent : peut-être qu’il nous faut renforcer certains secteurs, notamment au niveau des institutions locales. Ce qui peut constituer un avantage de l’EPCI. En plus de tout cela, nous sommes également conscients que les échanges avec l’Hegoalde nous garantissent une autre chose : évoluer en langue basque. Et, pour ma part, je ne conçois pas de culture basque sans euskara.