Eric Dicharry (1969, Bayonne, Labourd) vit dans une certaine intégralité : à la fois chercheur et artiste, il se laisse volontiers glisser de l’un à l’autre. Il commença à étudier et à vivre les Mascarades en Soule en 1995. Il en ressortit avec une thèse atypique, qui vient de paraître sous le titre Du rite au rire (L’Harmattan). Il évoque ici la singularité et l’universalité des Mascarades, et explique aussi pourquoi elles ne sont pas prêtes de disparaître.
Xan Aire : Vous fâchez-vous lorsque l’on vous qualifie de euskaldun berri ?
Eric Dicharry : Pas tant que cela ! Il me semble que, comme tous les bascophones, j’apprends de nouveaux mots tous les jours ; ce qui me fait dire que tous les bascophones sont euskaldun berri...
X. A. : Quel lien aviez-vous, durant votre jeunesse, avec la langue basque ?
E. D. : Je n’avais aucun lien avec l’euskara. Sauf avec ma grand-mère, où certains mots apparaissaient parfois. Je suis né à Bayonne, j'ai vécu à Biarritz jusqu’à mes sept ans, et nous sommes ensuite partis vivre en Grèce durant six années. Alors, la langue basque... Mes souvenirs de jeunesse sont plutôt liés au conflit basque. Lorsque j’étais au collège Saint-Bernard de Bayonne, j'eus connaissance des conflits du groupe armé Iparretarrak. Sinon, j’ai eu un lien étroit avec l’euskara par mon professeur de musique : comme j’étais borné, je refusais de chanter en basque. En grec oui, mais pas en basque ! Le professeur prit une grande règle jaune avec laquelle il me frappa au dos ! La règle vola en éclat... Je crois qu’elle a fait son effet, mais bien plus tard !
X. A. : Qu’est-ce qui vous a donc fait suivre le chemin de la langue basque ?
E. D. : J'ai suivi mes études à Bordeaux. J’ai d’abord appris la communication, puis l’ethnologie ; je pensais ainsi approfondir mes racines familiales. Je suis donc parti à Toulouse, où mon premier terrain de travail fut les Mascarades. Je suis allé en Soule, où l’on m’a immédiatement adopté, dans une maison de Barcus. J’ai attrapé le virus, et j'y ai appris le basque ! Je me souviens de Patrick Queheille qui faisait tant d’efforts pour sauver leur culture, déployer leurs racines ; l’identité avait une de ces forces ! Entre les livres de recherches et la réalité, il y avait un incroyable fossé ! Une distorsion...
X. A. : Quelle était cette distorsion ?
E. D. : Je me suis rendu compte que beaucoup de chercheurs sont tombés dans le piège des Souletins. Ils ont plongé dans une image fantasmagorique ! Ils se sont abreuvés des paroles débitées par les Souletins, et c’est ce qui apparaît dans les livres : tout est joli, lisse ; quelle erreur ! Fourquet a été le premier à briser tout cela : je me suis faufilé à travers la porte qu'il avait entrouverte afin de poursuivre son travail. Il y a des points très intéressants : cette culture populaire est autogérée, par exemple. De nos jours, en évoquant la culture, on s’arrête à ses liens avec les institutions ; sauf qu'en Soule, cela n’existe pas. Je me suis rendu compte qu'il y avait une réelle liberté pour dire les choses, faire émerger ce qui était sous silence. Il n’y a pas de censure : sans celle-ci, on voit aussi la politique apparaître. On se rend de plus en plus compte qu'il y a une certaine autocensure des artistes en général, parce que s’ils veulent être reconnus, ils doivent être institutionnalisés : ils se censurent et s'y conforment, parce qu’ils ne veulent pas rester au bord de la route. Il n’y a rien de tel avec les Mascarades : étant autogérées, elles ne réclament aucune subvention, et n’ont de dettes envers personne !
X. A. : Dans votre ouvrage, vous soulignez deux types de théâtre...
E. D. : Le théâtre officiel, estival, connu même par les gens de l’extérieur : la Pastorale. Et puis il y a l’autre, pas si connue que cela, qui a lieu en hiver : les Mascarades. Ce qui est quand même autre chose ! Je souligne une chose : l’acte de parole est un acte de résistance. Il y a dans les Mascarades une dialectique entre la vie et la mort. Ce qui apparaît aussi dans les danses : le rite de la fertilité, par exemple. Ceci n’est pas un jeu, mais un besoin primordial : celui de la subsistance.
X. A. : Vous venez d’évoquer les rites : sont-ils fondamentaux, ou gênants ?
E. D. : Je ne les vois pas comme un obstacle : le rite est très dynamique. Le cadre est traditionnel, mais le fonds qu'introduisent les habitants est toujours nouveau ! C’est pour cela que se poursuit le rite. De plus, il a un lien étroit avec la vie. Lorsque l’on interrompt le rite, la vie fait de même : c’est ce qui a failli se passer avec les Mascarades en 2012. Ce ne sont pas seulement des rites d’une seule province : les Mascarades sont un rite de tout le Pays Basque. Elles ont acquis un niveau national. Le personnage de Pitxu est connu partout. Ce qui veut dire que tout le Pays Basque ne peut plus accepter le fait de ne plus avoir de Mascarades. Les Souletins ont aussi cette responsabilité.
X. A. : Tout en sachant que c’est un rite transmis de génération en génération...
E. D. : Il y a aussi cette dimension, c’est totalement vrai ! Les enfants de cinq ans peuvent se mêler aux personnes âgées, et c’est cela, le fil. Comme les rites sont adaptables, ils garantissent une évolution. A une époque, durant les Mascarades, une bohémienne accouchait au milieu de la place publique : le lobby de l’Eglise interdisa cette scène ! Beaucoup de choses sont en jeu, quand même... L’acte de parole est aussi une lutte contre l’oppression. Il offre l’occasion de fuir les souffrances endurées.
X. A. : Les Mascarades sont-elles si libres que cela, du moment que l’église y a posé un interdit ?
E. D. : De nos jours, oui. Et elles sont de plus en plus libres. Et les échanges entre villages garantissent la parole de chacun. Les habitants de Barcus vont accepter la présence de ceux de Larrau, écouter ce qu’ils ont à dire et en tenir compte. Pourquoi ? Parce que les habitants de Barcus auront l’occasion de riposter à Larrau. Même si cela est étendu dans le temps, c’est très important. Il faut aussi souligner que toute la Soule ne participe pas aux Mascarades. Celles-ci se trouvent dans les poches de résistance de la langue basque. Et c’est dans ces secteurs-là qu’il y a le plus de vie en Soule : il y a un lien étroit entre l’euskara et la vie.
X. A. : Qu’avez-vous pensé, lorsque, l’an dernier, en 2012, on ne trouvait personne pour organiser les Mascarades, et que les anciens élèves des ikastola ont pris le relais ?
E. D. : La culture, en tant que création, naît toujours d’une compétence couplée à une envie et à une connaissance pratique. Non d’un devoir. Comme le souligne Joanes Etxebarria : "Le vide n’est pas toujours à combler. Autrefois aussi il y a eu des années sans mascarades et même si, pour un passionné de mascarades comme moi, cela me faisait de la peine de ne pas voir de mascarades une année, je n’ai pas de crainte à l’endroit de ce vide". Les Mascarades sont indispensables sur le plan psychologique ! La communication directe est fondamentale pour les être humains. Sans cela, une certaine tension se crée, ce n’est pas sain, et les réseaux sociaux virtuels n’arrangent rien ! Durant les Mascarades, on sait, en plus, que tout va être divulgué, la moindre faute que l’on a commise ! Moi je ne m’en étais pas rendu compte, par exemple ! La première fois, j’avais fait la fête avec les jeunes... La semaine suivante, cela fut évoqué lors des Mascarades ! Quel pouvoir ! Mais plus que tout, les Mascarades sont la communication. C’est très dynamique, et l’improvisation y a une place prépondérante. La culture basque ne s’apprend pas dans les livres, elle se pratique. Ce qui veut dire que les personnes constituent le fil, les relations entre les gens. On n’est jamais seul. Cela me manquait dans la culture française, où le Moi prédomine ; dans la culture basque, le Nous a une importance incroyable ! Qu’on le veuille ou non, il y a de la solidarité. Cela a été une véritable résurrection pour moi, sur le plan personnel ! Je n’ai connu cela qu’en Afrique, lorsque j'ai vécu au Sénégal.
X. A. : Est-ce notre situation minoritaire qui crée cette solidarité, cette proximité ?
E. D. : Oui, cela aide. Mais cette solidarité naît aussi contre l’autre. Le Pays Basque ne manque pas d’ennemis ! Le rire basque naît aussi de cela, contre l’autre. Lorsque j’ai étudié le bertsularisme, j’ai aussi retrouvé cette idée-là. Par contre, en agissant ainsi, peut-être que nous avons perdu notre capacité d'autodérision. Nous ne savons plus nous moquer de nous-mêmes.
X. A. : Est-ce pour cela que nous utilisons les Bohémiens, dans les Mascarades ?
E. D. : Cela se pourrait ! Mais personnellement, je n’y vois pas de racisme. Les Rouges représentent les gens locaux, sédentaires, qui ne bougent pas. Les Noirs sont les nomades. Les personnages Xorrotxak, par exemple, allaient de village en village, de part leur métier. Ils colportaient également les rumeurs d’un village à l’autre. Voila le rite. Les personnages Kauterak faisaient de même, tout comme les Bohémiens ! Après, je suis d’accord qu’il y a eu des périodes effroyables avec les Bohémiens, puisqu’ils ont littéralement été chassés. Mais à mon avis, il faut voir la chose d’une manière plus globale dans les Mascarades. Et les Souletins eux-mêmes affirment que, de nos jours, les Bohémiens symbolisent les abertzale... De toute manière, il vaut mieux avoir de solides racines pour s’ouvrir au monde, et c’est aussi une fonction des Mascarades.
X. A. : A propos d’ouverture au monde, on a dégonflé les pneus de votre voiture, à Idaux-Mendy...
E. D. : Oui, mais cela fait aussi partie du jeu ! Au début, je ne savais pas trop comment le prendre, où étaient les limites. Une autre anecdote : les habitants de Barcus, en allant à Larrau, commencèrent de jour avec le véhicule des gendarmes. Pitxu pénétra dans leur voiture, les gendarmes prirent peur, jusqu'à presque sortir le revolver ! les histoires ne manquent pas ! C’est très fort, ce n’est pas une simple affaire d’esthétique. Lorsque l’on est par terre, au milieu de la rue, écrasé par cinq ou six personnes, on se rend compte de ce que c’est... Mais tout cela, pour un anthropologue, c’est l’observation participante. Les Mascarades se font depuis le peuple, pour le peuple, et c’est ce que les souletins doivent préserver, et qui garantit leur durabilité.
X. A. : Votre mode d’écriture est spécial, pour une thèse...
E. D. : Un anthropologue m’a dit que j’allais à "l’abattoir" avec ma thèse. Mon mode d’écriture, ma proximité ne lui ont pas plu, il m’a reproché un manque d’objectivité. Mais lui-même parlait de son idéologie, qui était le socialisme : pensez à quel point il était objectif ! Il faut savoir jusqu’à quel point l’empathie peut nous amener. Ce livre est une thèse, mais c’est aussi mon vécu. Il faut trouver un équilibre, et c’est ce qui est le plus difficile. C’est l’intégralité qui m’intéresse.
X. A. : Les cadres vous conviennent peu...
E. D. : Cela m’est difficile d’entrer dans un cadre conformiste ! Je suis libertaire.. Mon père était anarchiste : il a dû laisser un petit quelque chose en moi ! Je me laisse volontiers glisser de la recherche à la création. Je recherche la transversalité, et la pluralité. Les théories, finalement, sont des lunettes pour voir le monde. Le livre Apprendre ! d’André Giordan a été une révélation pour moi. Je me sens bien dans le paradigme écologique. Je recherche la confrontation, je ne veux pas rester confortablement dans mon petit monde. Pour entrer dans le savoir et être constructif, il faut des perturbations cognitives. Mais souvent, on ne s’ouvre pas à cause de la peur, parce qu’on n’accepte pas le regard extérieur. On reste là, à contempler son nombril.
X. A. : Vos créations sont diverses...
E. D. : Oui, mais dans la création, le texte est le plus important. On peut étudier tous les sujets à partir du texte. De la recherche à la formation, l’éducation, la civilisation, l’œuvre en elle-même, comment elle est perçue.. Un artiste peut susciter le questionnement par son œuvre, mais c’est le texte qui laisse les traces les plus durables. Il est tout aussi important de donner que de prendre. Penser que ceux qui me suivront apprendront de mon expérience. Et les entretiens sont fondamentaux. Cela ne fait pas longtemps que j’ai compris à quel point c’est important de passer de la théorie à la pratique.
X. A. : La culture est-elle cette intégralité ?
E. D. : Guattari conçoit la culture comme réactionnaire, et je suis d’accord avec lui. Il y a, d’une part, la culture-valeur, qui apporte une première classification. Puis il y a la culture-marchandise. Entre parenthèses, les Mascarades sont aussi intéressantes pour cela : elles n’ont rien à vendre. Ce que peut apporter la culture-marchandise est assez effrayante : dans une foire aux livres, par exemple, on se rend compte à quel point les gens manquent de curiosité. Ils vont vers ce qu'ils connaissent déjà ! Qu'est-ce que nous sommes formatés ! Aller d’un endroit connu vers un autre endroit connu. On ne voit rien de ce qui est périphérique ! Et les médias ont aussi tendance à entrer dans ce jeu-là. Nous devons vraiment faire attention à la pensée unique. En plus, cela se décline dans le monde des livres... Il y a aussi la culture âme-collective. Regardons le travail effectué par les anthropologues européens en Afrique : la mythologie, le chant, la danse... ils ont tout séparé, mais la culture est indissociable ! C’est une chose qui est articulée au sein de la société. Dans les institutions aussi, on ne peut pas créer un bureau pour la danse, un autre pour le théâtre. Mais les étiquettes sont si confortables. C’est étrange, plus on cantonne les choses, plus on en perd le sens ; on s’y perd soi-même. En plus, nous vivons dans la société de l’immédiateté et de l’oubli. Il faut tout désicônifier, en commençant par les gens, en les sortant de leur prison publique. Puis prendre le temps, comme ils savent le faire en Soule.