Beñat Achiary (1947, Saint-Palais, Basse-Navarre), chanteur, musicien, improvisateur, connu ici, reconnu ailleurs. Jeune retraité du Conservatoire Maurice Ravel de Bayonne, il prépare Errobiko Festibala (18-21 juillet, à Itxassou), et s’est arrêté un instant pour parler de cerises et de silence dans la rumeur d’un bar.
La retraite, est-ce la liberté ?
J’ai toujours considéré le travail comme une négociation avec la société, avec toutes les responsabilités, que ce soit en tant que père de famille, ou bien par rapport à sa propre personnalité, à sa passion. Moi qui ai beaucoup travaillé dans le bâtiment, dans la fonderie, et aussi en tant que musicien, qui est un travail très difficile, je ne sais que trop la valeur que l’on attache à la retraite. C’est un moment où beaucoup essaient de privilégier la part de leur passion, de plaisirs d’enfance… Pour moi, c’est plutôt continuer ce que j’ai essayé de modeler durant ma vie : être un musicien, un créateur dans la société basque. Je me suis défini comme un Basque du Tout-Monde. J’ai mis des années à me trouver, à m’assumer en tant qu’artiste basque. En enseignant au Conservatoire de Bayonne, j’ai conjugué cette passion avec la transmission : pour moi, les deux étaient liés, cela donnait du sens à ma vie d’artiste. Je ne pouvais la concevoir sans transmettre : écouter l’autre, servir son talent, sans exiger que l’on me ressemble, ce qui est très traditionnel dans la société basque. Je suis très heureux d’avoir connu tous ces jeunes artistes basques, que j’ai pu, peut-être, aider… cela m’émeut. Alors, entrer administrativement à la retraite, cela a juste signifié un changement de planning de travail, mais aussi continuer, encore et encore. Dans toutes les entreprises artistiques que nous menons, il n’y a pas de retraite : on va jusqu’au bout. C’est possible en vérité, en simplicité, en régularité dans l’effort ; en étant ouvert et gentil, mais pas idiot.
Le Conservatoire, c’est tout de même une page qui se tourne ?
Pas du tout… La suite est assurée par une équipe magnifique. Mais y travaillant depuis 1989, je suis toujours préoccupé par ce qui s’y passe, par ce que va devenir cet enseignement au Pays Basque. Quoiqu’il en soit, je n’ai pas eu l’impression d’y endosser un costume différent de ce que je suis dans la vie : j’ai essayé d’apporter la force de l’oralité à cette institution. L’oralité, qui est une force de notre culture, n’est pas la négation de l’écrit : on peut apprendre l’écrit dans un chemin oral. L’oralité est donc un puissant moteur d’apprentissage ; il est capital, dans notre société basque, de maintenir cette oralité cultivée.
Une oralité cultivée ?
On perçoit souvent l’oralité comme la science de ceux qui n’ont pas été à l’école. Pour moi, c’est une manière d’apprendre et de créer qui est très noble, très puissante dans son pouvoir créatif. L’oralité n’est pas la science des pauvres, c’est peut-être l’un des plus hauts sommets de la science et de la connaissance. Elle touche tant de domaines, qu’elle m’est capitale.
Le mot est-il une frontière, pour vous ?
Non. C’est un espace très important. Le mot, et, plus précisément, le plaisir du phrasé, dans lequel saute le sens… c’est jouissif ! L’euskara, au beau milieu du monde, a son propre goût ; elle me donne l’impression de croquer une pomme, et de ressentir tant de choses à la fois, à un instant précis : le goût, l’odeur, le jus, le plaisir du moment… Le mot a tout en même temps : le sens et le son. D’ailleurs, il y a une citation que j’aime relever : " le sens est le fils du son". Le mot est une clé qui ouvre le monde qui est en nous. Je rejoins sur ce point Mikel Laboa, dont je me considère comme un fils. Les mots fondent également la mémoire, même la plus mystérieuse de nos ancêtres, strate après strate. C’est pour cela que j’admire les poètes, qui vivent le pouvoir poétique de la langue d’une manière ahurissante. Le mot n’est pour moi qu’une frontière selon la conception d’Edouard Glissant : non pas une limite, mais un lieu de passage et de transformation. Et les Basques savent bien ce que cela veut dire…
Vous considérant comme un fils de Laboa, le silence doit avoir une grande importance…
Sans silence, la réflexion est difficile. Le silence est l’écho dansé de la création. Le rebond de l’énergie créée, comme lorsque l’aizkolari relève la hache dans le silence, après avoir frappé le tronc d’arbre. Le silence, c’est l’entendu créé, un espace dansé dans le mouvement, et non pas coupé du reste. Une vacuité, plutôt qu’un temps mort : une capacité à renaître. Cela peut aussi être une sculpture de Txilida. Artze dit de la txalaparta : deux txalapartari, quatre poutres, mais c’est toujours un troisième muet qui commande.
Un comble : nous nous trouvons dans un bar particulièrement bruyant…
Oui, il y a le flot de notre conversation, le brouhaha du lieu. Puis le chuintement déjà plus feutré des pneus des voitures, dehors, sur la chaussée mouillée. Et je vois le rebond des gouttes de pluie sans l’entendre ; plus loin, il y a cet ouvrier qui a un mouvement répétitif, avec un certain rythme : il est là, le silence…
Quand et comment arrive-t-on à voir le monde de cette manière?
Je crois que c’est une graine que j’ai en moi depuis tout petit. Nous l’avons tous, mais en grandissant, ce n’est pas évident de la faire germer. Le monde a tellement changé, que je crois parfois être en train de rêver. Il faut donc s’écouter soi-même, et retourner à la sensibilité de l’enfance : les gens qui ont cette conscience, où qu’ils soient, m’ont beaucoup aidé à goûter cette sensibilité. Désormais, je ne distingue pas, par exemple, cette conversation d’une pièce musicale improvisée. C’est une direction que l’on donne à sa vie.
En parlant d’improvisation, la musique et le chant improvisés ne sont pas reconnus au Pays Basque…
Pour moi, l’improvisation est partout, dans tous les aspects de notre vie. Nous improvisons toujours, mais c’est une force que nous n’utilisons pas assez. L’improvisateur n’est pas un animal de zoo, c’est quelqu’un qui essaie d’être normal, qui essaie de prendre conscience de cette force avec sa liberté, sa joie, son esprit de recherche ! Et là, c’est un monde inouï qui s’ouvre : une coagulation de sciences, de connaissances, avec l’intuition. Mais nous sommes dans une société qui veut faire de nous des objets aliénés…
Même dans le royaume de l’improvisation qu’est le Pays Basque, avec le bertsolarisme…
Il y a un formatage inévitable de la pensée, crée par l’industrie et le capitalisme marchands. Je dis cela en trois coups assénés, mais c’est une contradiction terrible que nous vivons là. Lorsque l’on voit quel potentiel libère l’improvisation, c’est incroyable que l’on n’y fasse pas attention. Quand la culture devient simple objet de consommation, ou bien uniquement lieu de message, on court un danger. Couper le potentiel créatif d’une personne, c’est une violence que nous vivons aussi au Pays Basque. Par contre, le bertsolarisme, c’est un espace libéré. J’admire depuis tout petit les bertsolari, et plus particulièrement les bertsolari-poètes, ce qui n’est pas la même chose ! Un bertsolari doit avoir une technique incroyable, ce qui est déjà un sommet pour moi. Cette habilité extraordinaire de la langue, c’est un trésor de notre culture. Et la poésie les fait parvenir encore à un autre sommet. Si, en plus, ils chantent bien, je ne remercierai jamais assez ces gens-là d’exister parmi nous ! Dans toutes les situations de bertsolarisme, il y a toujours l’imprévisible du poète : laissons-le frémir ! Mais en dehors des bertsolari, nous avons aussi des personnes qui tutoient les sommets : Artze, Txilida, Laboa… ce sont des phares de notre culture, qui sont tous d’admirables improvisateurs : la preuve de l’importance du schéma que j’essaie de décrire péniblement.
Quelle est la place de la provocation dans votre œuvre ?
Je n’ai jamais voulu entrer dans la provocation. Mon œuvre en est tout le contraire : c’est de l’amour, l’expression de la liberté. Une liberté respectueuse, un chemin guidé par la générosité. Je n’ai jamais voulu en mettre plein la vue. Si j’ai pu choquer, c’est par maladresse, ou par excès d’innocence, mais je suis persuadé que les gens le savent. Ils me rappellent très précisément des concerts d’il y a plus de vingt ans, et me confient que ma musique les a accompagnés à un moment de leur vie. Les seules choses que j’ai pu provoquer, ce sont des rencontres.
Qu’avez-vous à dire à ceux qui trouvent Errobiko Festibala en dehors de la réalité ?
Notre festival est comme une écriture dans le pays, avec les autres, parmi les autres. On suit un chemin qui veut éviter que le festival soit une consommation de la culture. Qu’il soit donc un outil de prise de conscience pour les gens, qui le vivront dans le plaisir de partager. La conscience vient avec la beauté, une caractéristique que l’on aime cultiver dans Errobiko Festibala. On invite scientifiques, artistes pour nous aider à comprendre au moment même où l’on crée, tout en jouissant des paysages, des conversations. On essaie de créer un moment en liaison profonde avec le pays. La première conférence-spectacle que nous organisons est sur Nelson Mandela : pour celui qui sent la liaison de notre pays au monde, l’évidence est totale. Cet homme extraordinaire, qui travaille dans la non-violence pour la paix… Notre festival est quelque chose sans frontières, le contraire d’une chose élitiste. Il faut faire place à tout l’existant.
Mais dans un tel concept, n’est-il pas difficile de trouver une place à l’euskara ?
Avec notre culture basque traditionnelle, et pas traditionaliste, nous sommes bien placés pour nous nourrir des plus belles choses du monde. Je pense à la puissante poésie de Artze : comment peut-il l’écrire sans connaître à la fois la culture orale basque et les grandes pensées du monde ? Nous pouvons être en basque et en liaison intime avec le monde. On sépare les choses, mais nous sommes toujours dans l’ici et l’ailleurs, comme un arbre. Cette sorte de confrontation est nécessaire pour faire fleurir notre culture.
Le festival de cette année a-t-il un lien avec la pastorale urbaine que vous préparez ?
Cette pastorale, Gerezien Denbora (Le temps des cerises) est un acte vivant, qui nous fait rencontrer beaucoup de gens. Il nous a semblé bien de l’aborder dans cette édition : deux conférences-spectacles y seront consacrées. D’abord sur Les Voix d’Itxassou, un disque de 1992 confié à Tony Coe, un très grand artiste anglais, pour arranger la célèbre chanson Le Temps des Cerises, et représenter tout le mouvement libertaire que ce morceau symbolise. Puis une autre conférence-spectacle sur les chants de bergers, qui regroupe les acteurs de la future pastorale urbaine, écrite par Itxaro Borda. Cette œuvre, qui sera donnée en 2014, lie l’histoire de la fermeture des Forges de l’Adour aux rebelles de l’époque de la Commune (1871), dont l’écho est le chant du Temps des Cerises. C’est une pastorale tissée autour de trois messages : la responsabilité, l’amour et la solidarité. A partir de ces trois éléments-là, on peut, peut-être, construire quelque chose… C’est la question que l’on pose. C’est une vraie pastorale dans la forme, et aussi, comme toute œuvre, une porte entrouverte. Cette pastorale a, par contre, un autre rapport à l’image et à la musique, et c’est là que nous, musiciens, apportons notre contribution. Faire exister une telle œuvre sur la côte, en basque, est un beau défi, et une profonde prise de conscience. La pastorale est plus forte que nous, qui sommes ses serviteurs : voyons si nous saurons l’écouter…