Amaia Hennebutte (1972, Biarritz, Labourd) voyage le plus souvent dans la littérature pour enfants, butinant d'album en spectacle. Dans le cadre du programme KIMU initié par Saint-Sébastien 2016, Donostia Kultura et l’Institut culturel basque, elle a remporté une bourse destinée à la formation en arts scéniques pour le jeune public.
D’où provenait votre fantaisie, lorsque vous étiez enfant ?
Je crois que je suis née ainsi ! J’ai toujours eu une imagination débordante : mon plaisir était d’offrir des spectacles à mes parents. Je m’enfermais dans la cave durant des semaines afin de les préparer dans le plus grand des secrets, et organisais quelque chose avec mes différents jouets. Mais je tiens cette fantaisie de mon père : étant artiste, ayant fait les Beaux-Arts à Paris, il a mené une vie aussi éphémère que dense en tant que sculpteur et peintre. Il a connu ma mère sur le tard : je suis née alors qu’il avait soixante ans... A l’époque, cela ne se faisait pas ! J’ai été élevée dans un panorama plutôt singulier, au sein d’une ville de Biarritz bourgeoise. J’ai toujours connu mon père à l’Atalaye, dans son atelier, puisqu’il avait monté une entreprise dédiée au sauvetage maritime : il a conçu beaucoup de matériel, avec une vingtaine de femmes salariées, puisque, selon lui, elles travaillaient bien mieux que les hommes !
Partageait-il des moments particuliers avec vous ?
Oui, il était très proche de nous. Il était très jeune dans son esprit, et le matin, il prenait le temps de nous raconter des histoires au lit ; il était très fantasque.
La fantaisie était-elle un moyen de vous échapper de la réalité ?
Je crois que oui... En tout cas, une manière d’être moi-même. Je n’ai pas encore raconté le personnage qu’est ma mère. Elle occupait une place considérable dans notre foyer : d’un grand savoir, avocate vigoureuse, autoritaire. Nous exécutions ce que ma mère demandait : je n’étais pas malheureuse, mais n’ai toutefois pas appris à suivre ce que j’aimais. Cela a aussi eu ses bons côtés : sans ma mère, je n’aurais pas été euskaldun. Elle apprit quelques mots étant enceinte, et j’ai été élève dans la première ikastola, à Arcangues, avec Libe Goñi. Au primaire, bien qu’étant à l’école française, ma mère m’envoyait en colonies d’été en basque : trois semaines à passer dans un endroit inconnu, avec des personnes inconnues, et immergée dans une langue que je maîtrisais peu ! J’en garde de bons souvenirs, et c’est ainsi que j’ai préservé la langue basque... Puisque j’avais également des amis euskaldun tout au long de l’année.
Comment vous en sortiez-vous avec les autres enfants ?
J’étais très ou trop gentille ! Mon père s’était aperçu que j’avais une attitude un peu nunuche, et trop d’empathie. Il s’en inquiétait... Mais j’ai grandi sans gêner personne. J’ai même suivi les études que me demandait ma mère : deux années de droit à Bayonne. Heureusement que j’y ai connu Maritxu Paulus Basurko et Ur Apalategi Idirin : nous nous sommes attachés les uns aux autres, qui plus est en euskara ! Puis j’ai tenté une première rupture avec ma mère en allant apprendre l’histoire du droit à Bordeaux : une fois m’être rendue compte que je n’étais absolument pas dans mon monde (les étudiants me semblaient terriblement conformistes), j’ai décroché ma licence, et décidé de devenir professeur de sport, provoquant un scandale à la maison ! Même si je m’y suis régalée, j’ai préféré me diriger vers plus de diversité par la suite, en étant enseignante à Seaska.
Était-ce un choix clair ?
Oui, et quelque part, je savais que ma mère se consolerait ainsi ! J’ai pourtant ressenti un manque au niveau de l’alphabétisation lorsque je suis devenue enseignante à l’ikastola. Mais en évoluant en euskara avec les enfants, autour d’une pédagogie de projets, je m’y suis épanouie dès le départ. En plus, dans l’établissement où je suis, à Ascain, la plupart des membres du corps enseignant sont des artistes !
Vous avez en plus des projets liés aux livres...
Chaque enfant a son livre au moment d’apprendre à lire. De là, chacun doit créer un livre à son tour, et ils deviennent ainsi acteurs en plus d’être récepteurs. Ils sont très motivés, par la suite, pour toute sorte de choses. Ils intègrent une grande autonomie, un développement, et l’euskara ne leur semble pas ainsi une seule langue académique.
Est-ce important d’offrir cette valeur ajoutée lorsque l’on est immergé dans une langue minorisée ?
C’est indispensable. Même sans un travail collectif, et les valeurs qui s’amassent en chemin, il leur est difficile de développer une oralité en cette langue. Et il me semble important qu’ils mènent un projet du début à la fin : l’imagination qui leur jaillit est incroyable.
Vous ne devez pas manquer l’occasion d’expérimenter quelques contes...
Les enfants m’ont souvent offert des contes. C’est le cas de mon premier album, l’histoire de Pantxo la souris : une élève de Garazi a inventé le début de l’histoire au cours d’un simple exercice de langue. Il était une fois une souris qui mangeait trop, et n’arrivait plus à rentrer dans son trou. J’ai tiré le bout de fil qu’elle m’avait tendu. Et j’intègre souvent les remarques des enfants dans les contes.
Qu’apporte un album à l’enfant ?
Si on leur raconte une histoire et qu’elle leur plaît beaucoup, un attachement particulier naît en eux, qui dure longtemps. L’album est aussi, avec ses images, la première expérience de spectateur d’un enfant : rester silencieux, être attentif, et suivre quelque chose. C’est en plus quelque chose qu’ils peuvent développer avec leur propre imagination. Puis l’album alimente également le vocabulaire, ainsi que le travail manuel. En partant des illustrations, ils peuvent effectuer des collages et dessins : c’est la première étape pour faire comprendre aux enfants qu’ils peuvent eux aussi créer des contes. Et ils s’avèrent très fins dans cet exercice.
Les illustrations développent-elles ou restreignent-elles l’imagination ?
Cela dépend de l’âge, de l’objectif... Je ne ferme aucune porte : raconter une histoire sans livre peut être génial ! Ils travaillent l’écoute, et se font leurs films dans leur tête... Par contre, si l’on veut qu’un enfant s’approprie un livre, le visuel est fondamental. Il sera attiré par cette voie, qu’il sache lire ou non.
Le conte a-t-il un apport social pour l’enfant ?
Jusqu’aux années 1960, tout était beau, joli, rose dans la littérature écrite pour enfant... Tout cela a changé : les contes traitent des inquiétudes que nous pouvons vivre de nos jours. Un enfant triste, une maman malheureuse dans sa famille... Les enfants se rendent compte qu’ils peuvent vivre de tels faits... Je pense qu’ils se développent aussi par cette confrontation.
Des jeux, des histoires deviennent classiques au fil des générations : quelle en est la raison ?
Si je savais... La première raison doit être qu’il s’agit de très bons contes. Puis ils ont un lien avec les mythes, ainsi que nos craintes... Les enfants aiment être confrontés à la peur. Les contes nous offrent des réponses, et, comme nous l’évoquions à l’instant, nous aident à franchir bon nombre de choses : à aller plus loin. Mais je suppose aussi que les parents ont aussi une influence dans le long fil de la transmission : ils connaissent ces contes par cœur, ou vivront un moment particulier en retrouvant leurs livres actualisés pour leurs propres enfants...
Prêtez-vous attention à ces éléments-là, au moment d’écrire ?
Pas du tout ! A vrai dire, je ne suis pas très amatrice de théorie concernant les contes... Je démarre presque toujours de déclics, d’idées ou de formes qui m’attirent. Néanmoins, je sais que les enfants aiment la peur, et c’est pour cela que j’ai créé Otso (le loup). Mais je ne réfléchis pas à ce qui va marcher ou non : on ne le sait jamais, et ce n’est pas mon objectif. C’est en tirant des bouts de ficelles que je me sens la plus à l’aise. Je ne suis pas du tout professionnelle de ce côté-là : si quelqu’un vient me demander d’écrire sur un sujet précis, j’ignore si j’en suis capable. Je fonctionne instinctivement... puisque j’apprends à m’écouter ! Parce que je reste persuadée qu’évoquer l’intime conduit à travailler l’universel.
Vous êtes donc convaincue que tout le monde peut créer ?
Quiconque peut être artiste : on mythifie des écrivains ou illustrateurs, mais il s’agit de personnes quelconques, qui ont un jour osé écrire ou produire. Une école de Bayonne m’a un jour faite intervenir en classe, et au moment d’y entrer, une élève s’est exclamée : "C’est elle ? Mais elle est pas vieille !". Allez savoir quelle image elle avait des écrivains. La première raison est que les enfants ne les côtoient pas assez. Mais nous avons tous quelque chose à dire : ce qui vient de l’intérieur trouve un écho chez les autres.
Allons précisément vers un domaine plus collectif : les contes écrits pour enfants en basque sont en plein essor, mais globalement en bonne santé ?
Je sais qu’il ne s’en vend pas assez. J’ai récemment fait la connaissance de Pello Elzaburu, de la maison d’édition Pamiela : cela fait déjà un moment qu’ils ont commencé à travailler la littérature pour enfants, autour du projet Kalandraka. Catalans, Basques, Galiciens se sont réunis pour acheter plus facilement les droits d’auteur, afin de faire traduire des œuvres connues en leur propre langue. Il faut savoir que produire un album coûte très cher. Néanmoins, les représentants des autres peuples s’étonnent de voir que les albums ne se vendent pas plus que cela en Pays Basque Sud. L’euskara s’est développée comme jamais dans les écoles, mais Pamiela arrive à peine à vendre 350 albums dans l’année...
Quelle en est la raison ?
L’album n’est pas répandu en Pays Basque sud. L’association Galtzagorri de Donostia était étonnée à quel point ils sont utilisés en Pays Basque nord. Je leur expliquais l’influence directe de la France, qui dispose d’une grande richesse d’albums. Le Pays Basque sud a quinze ans de retard : les enseignants n’ont pas reçu d’albums étant enfant, et ne sont actuellement pas formés pour les travailler... Ils sont assez uniformes à ce niveau-là. En plus, il est vrai qu’un album coûte cher à l’achat... Les parents vont en offrir un à noël, mais pas plus.
D’où provient cette uniformisation du Pays Basque sud ?
Je pense que cela vient de l’économie : effectuer les illustrations à l’ordinateur, y insérer la couleur, imprimer le tout... La priorité n’a pas été donnée au travail manuel, jusqu’à présent. Mais quelques jeunes illustrateurs, comme Maite Gurrutxaga, sont en train de sortir de cette uniformisation, et offrent plus de diversité. Pirritx et Porrotx prennent également une place considérable : c’est bien de faire dans le massif, le Pays Basque doit aussi y goûter. Mais lorsqu’il ne reste plus que cela, le tour de la création en euskara est vite fait, ce qui comporte des risques. Les enfants doivent être ouverts à la sensibilisation artistique, à la diversité, qui leur offrent une proximité et une disponibilité indispensables.
Un autre problème fait aussi surface : les écrivains du Pays Basque nord qui sont peu connus au sud...
Ce problème a récemment été posé lors d’une rencontre organisée par le département des Pyrénées Atlantiques : les éditeurs du Pays Basque sud y étaient, et confirmaient que les auteurs et œuvres du nord ne sont pas connus, distribués, utilisés... Mais là aussi, une maison d’édition comme Elkar prend une place immense : il est difficile d’acheminer une diversité. Pourtant, il y a de jolis essais en Pays Basque nord : Gatuzain, Ikas, ZTK...
Sans compter les possibles préjugés, liés notamment à la compréhension...
Et nous, comprenons-nous ce qu’ils écrivent ? C’est drôle, parce qu’à la fois ils nous adorent, nous et notre dialecte, nos œuvres, nos propositions... mais nous établissons des obstacles entre nous, à commencer par notre organisation économique. Je ne crois pas que la compréhension soit un problème dans le cas d’un album : il y a quatre lignes par page... Par contre, au niveau des romans jeunesse, nos enfants doivent passer par un travail spécifique pour une meilleure compréhension, puisque les œuvres sont issues du Pays Basque sud. Mais une fois ce travail effectué, ils y arrivent très bien.
Est-ce qu’il y a un vide dans le champs des romans jeunesse en Pays Basque nord ?
Un vide considérable ! Les albums s’y sont développés : que cela dure... Mais au niveau du roman jeunesse, il y aurait de quoi faire... Au moins traduire des classiques en basque... Il y a déjà certaines pièces de Roald Dahl, nous travaillons pour notre part L’œil du loup de Daniel Pennac... Nous pourrions le faire en français, mais ce livre est si bon, qu’il me semble très important de faire vivre une telle œuvre en euskara. En allant plus loin, il nous faudrait des auteurs en basque ici. Les écrivains d’Hegoalde n’ont pas eu un grand succès auprès de mes élèves, à part Bernardo Atxaga et Mariasun Landa... J’ai donc commencé à pousser certains écrivains locaux, comme Maddi Zubeldia... Je suis sûre que les auteurs du Pays Basque nord peuvent s’étendre au sud. Si seulement ils osaient publier... Pourtant, beaucoup écrivent dans leur coin.
Vous êtes deux d’Iparralde à avoir été choisis pour le programme KIMU, de Donostia 2016 et de l'ICB...
Ander Fernandez et moi-même, oui, en même temps qu’Ainara Gurrutxaga et Eneritz Zeberio. Le processus a été assez particulier, puisqu’en plus d’écrire les projets, il nous a fallu passer un oral afin de pouvoir accéder à cette bourse. Comme je l’ai dit précédemment, je n’ai fait aucun travail de théorisation autour de mon œuvre, de son influence... Mais tout s’est très bien déroulé, et j’ai été prise. Chacun a eu une aide de 5 000 euros : la moitié est à utiliser selon nos besoins de formations, 2 000 euros sont employés à nous faire parcourir des festivals, et 500 euros pour présenter quelque chose aux partenaires de ce projet. Je pense que nous allons créer une pièce assez simple commune à nous quatre.
Quels festivals avez-vous parcourus ?
Je me suis rendue à l’espace Jeliotte d’Oloron, aux festivals Sur un petit nuage de Bordeaux et Momix de Mulhouse... En juillet, nous irons les quatre ensemble au Birmingham Fest, une rencontre entre compagnies célèbres. Cela a véritablement été une immersion pour moi. J’ai par exemple vu 14 spectacles en trois jours à Momix ! Et j’ai aussi travaillé la communication, côtoyé des programmateurs... Sans oublier tout le partage entre nous quatre, en évoquant les passerelles entre les Pays Basque nord et sud. Cela a été l’occasion de connaître nos deux systèmes, ainsi qu’une approche différente des enfants...
Ils n’agissent pas de la même manière, avec les enfants ?
Pas du tout ! Au Pays Basque sud, ils ne préparent absolument pas les enfants avant un spectacle : ils ont l’habitude d’organiser des choses massives, et chacun se débrouille. Une sensibilisation artistique est pourtant primordiale, faire venir l’artiste à l’école, échanger, bien maîtriser et marquer le temps... Ils travaillent peu l’abstraction avec les enfants du sud, même si je suis persuadée que cela fonctionnerait. Nous avons donc constaté qu’il y a de quoi faire au niveau de la totalité du Pays Basque. Nous savons comment certaines compagnies de théâtre ont ouvert une voie, autour de pièces comme Errautsak et Hamlet. Il faut aussi connaître les attentes des programmateurs... Même si je ne veux pas perdre mon âme ! Mais il m’est clairement apparu que j’aimerais effectuer un saut vers le Pays Basque sud, même si cela reste encore un rêve.
A quel point est-ce réalisable de travailler l’abstraction avec les tout petits ?
J’aimerais que notre compagnie Kiribil s’y dédie... à commencer par les crèches ! Les expériences que j’ai pu y faire se sont avérées magiques ! Les enfants ne sont pas encore “contaminés”... En maternelle, il suffit de travailler avec la peinture, et certains vont s’indigner : "C’est sale ! On n’a pas le droit ! Il va falloir tout nettoyer, après !". Les membres de la compagnie du Fil rouge m’ont assuré qu’ils lancent de telles remarques pour faire plaisir aux adultes ! Alors qu’en crèche, on n’a droit à rien de tel. Nous avons mené une expérience à celle de Mauléon, dans la salle des bébés : nous y sommes restés vingt minutes, avec les choses les plus abstraites qui soient, très peu de matériel… nous avons reçu une telle générosité en retour ! Leur capacité a été incroyable. C’est pour cela que nous ne devrions pas trop réduire notre abstraction : elle est très importante tout au long du chemin qui alimente notre ouverture d’esprit.