Aguxtin Alkhat (1982, Armendarits, Basse Navarre) est un chanteur basque récemment révélé. Fils du bertsulari Ernest Alkhat, aujourd’hui décédé, il souhaite tracer sa propre route, après avoir évolué au sein du groupe Inhala. Il a déjà publié deux disques en peu de temps : Ihes Egin (2013, Usopop) et Haizearen Meneko (2015, Elkar). Il désire désormais murmurer ses créations au fil de concerts, ici et maintenant.
En connaissant quelque peu votre père, il n’est pas difficile d’imaginer dans quel environnement vous avez grandi...
Mes parents étant euskaldun décomplexés, nous avons été élevé dans un monde basque bien particulier, oui ! Particulièrement entre le bertsolarisme et l’abertzalisme. Nous étions élèves de l’ikastola, même si, à notre époque, il s’agissait d’une chose peu commune sur Armendarits. Nous allions à l’ikastola de St Palais, en s’entraidant à trois familles...
Est-ce fatigant d’être l’un des rares élèves d’ikastola ?
Oui ! Nous étions perçus comme des étrangers... Nous n’étions pas intégrés, et je crois que nous ne voulions pas l’être non plus... C’était une ambiance particulière, à la fois conservatrice et pro-française, ainsi qu’euskaldun et chrétienne ! Même si je ne veux pas jeter la pierre aux habitants, ce n’était pas facile pour nous... Nous étions clairement de sales enbata. Les parents de certains enfants leur interdisaient de jouer avec nous. Aita posait une affiche pour l’ikastola, et le voisin passait par derrière pour l’arracher... Ce genre de gestes misérables donnaient une ambiance, mais depuis, la fille de ce fameux voisin a été directrice de l’ikastola d’Oztibarre... Alors, je me dis que ça devait aussi jaser dans les autres foyers !
Les bertsu devaient aussi avoir une place prépondérante, durant votre enfance...
Aita allait chanter presque tous les weekends ends, dans les concours ou dans les places. La plupart du temps, en Pays Basque sud. Le lundi, nous avions souvent une coupe posée sur la table de la cuisine, ce qui nous rendait très fiers avant d’aller à l’ikastola. Il écrivait aussi beaucoup, des bertsu comme des chants, et nous avons aussi baigné dans cette ambiance-là. Il écrivait sur cette même table de la cuisine, tandis que nous écoutions des disques de Laboa, Lete, Imanol, Ruper, et apprenions leurs paroles... Quoi qu’il en soit, nous serons toujours les fils d’Alkhat, surtout nous qui évoluons dans un monde artistique. Mais on s'y fait, avec le temps.
Avez-vous eu le besoin de vous éloigner du monde de l’euskara?
Jamais. Je devais probablement beaucoup parler français durant l’adolescence, mais j’ai toujours eu besoin de l’euskara. C’est une chose qui va au-delà de l’amour : sans la langue basque, je ne suis rien. Et il me semble que je chante aussi par besoin de donner quelque chose en retour à l’euskara. Ce n’est pas la seule raison, mais c’est important. Je me suis vite rendu compte que je serai un petit militant, alors j’essaye d’apporter quelque chose à mon niveau. Peut-être que je viens de publier là mon dernier disque, mais au moins, j’aurais fourni quelques chansons à la langue et culture basque. Si chacun raisonne ainsi à son niveau, dans son domaine, c’est collectivement que nous irons de l’avant.
Qu’apportez-vous à la chanson basque ?
Je n’ai pas débuté vis-à-vis de la chanson basque, mais plutôt par rapport au Pays Basque nord. J’y voyais de plus en plus de piments et d’espadrilles, et des interprètes qui en profitaient allègrement. Chanter en euskara sans parler la langue : non, à partir d’un moment, cela n’est plus possible. Je crois que j’ai commencé à créer en réaction à cette folkorisation. J’entends bien que nous avons besoin de nos chansons traditionnelles, mais ces trente dernières années, nous-mêmes avons contribué à laisser de côté notre création. Beugler Xalbadorren heriotzean durant les méchouis... Non, j’en ai eu assez. J’ai considéré comme fondamentaux Etxamendi eta Larralde, Xalbador eta Ihidoi, parce qu’ils ont apporté autre chose, en créant.
Pourtant, eux aussi ont puisé dans le répertoire traditionnel...
Où est la frontière de la folklorisation : c’est une question éternelle. Je ne crois pas que le problème soit Anne Etchegoyen, puisqu’elle a une proposition, un public. C’est nous, les premiers fautifs : les consommateurs de musique. Lorsqu’il y a un nouvel artiste, un peu différent, irons-nous le voir en concert ? Non. Voilà le problème. Et il me semble que les radios en euskara alimentent aussi cette affaire, en diffusant toujours les mêmes chansons. Ecoutons-nous l’œuvre de Napoka Iria ? Ou celle de Jon Gurrutxaga ? Peut-être qu’il y a là des chansons que le public s’approprierait volontiers... Il me semble que nous, auteurs-compositeurs-interprètes, apportons une honnêteté, et que nous sommes aussi une continuité culturelle.
Vous puisez vos créations dans votre sensibilité...
Oui. Je couche sur mes chansons les sujets qui me touchent. Il s’agit de sujets sombres et graves : j’évolue aussi dans le but de provoquer des interrogations au sein de chacun d’entre nous.
Vous voulez changer le monde ?
Je sais bien que je ne changerai pas le monde... Il s’agit aussi de revendiquer des choses, et faire savoir aux euskaldun chrétiens que nous ne sommes pas si sales, si obscurs : qu’ils se posent des questions. Je n’ai la haine de personne, et il me semble que les nuances peuvent donner une clé pour arriver à se comprendre. Derrière chacune de mes chansons, se cachent les sujets de la langue et du pays.
Mais la poésie jaillie de la sensibilité ne devient-elle pas, quelque part, un opium permettant de supporter le monde tel qu’il est ?
Quelque part, oui, puisque les sujets sombres que je chante ne m’attristent pas. En amenant l’obscurité à la lumière, peut-être que la vie me semble plus douce. J’essaie de vivre le bonheur, pas de le chanter. Créer est pour moi un moyen de me vider, et la mélancolie peut aussi être une satisfaction pour m’aider à vivre. Ces derniers temps, Ruper Ordorika me surprend depuis qu’il chante des sujets joyeux... “Mazustak janez bide alboko sasitik” [“En mangeant des mûres dans les buissons du bord de la route”] : c’est léger et gai, il s’agit là de ballades puisées dans notre environnement, ainsi qu’un apport différent à notre répertoire ! Et le tout sans tomber dans les lourdes métaphores de l’amour...
Peut-être que la tradition cache des métaphores que vous n’avez pas perçues ?
Je dois avouer ne pas suffisamment connaître notre tradition. Mon frère m’en a d’ailleurs fait la remarque. J’ai mon microcosme au sein de la chanson basque. Mais il me semble qu’avec mon mode de fonctionnement actuel, j’évolue selon mon propre style. Avoir une singularité, c’est le meilleur compliment que je puisse entendre. Après, je dois dire que ma chanson Ezaren guda est un fil tiré d’une phrase de Xabier Lete : “Ezaren gudaz baietza sortuz” ["en créant le oui par la guerre du non"], qui est un extrait de la célèbre Izarren hautsak. C’est aussi beau que les chansons se fassent écho entre elles. Dans cette continuité culturelle, le chant peut avoir une grande importance. Comment voulez-vous vivre en euskara, sans chanter en euskara ? Mon œuvre a aussi un but collectif, dans le fond : faire revivre les places, y attirer les gens.
Un « homme des places »... comme votre père ?
Je n’ai pas du tout le même tempérament ! Contrairement à mon père, je ne suis ni sûr de moi, ni à l’aise sur scène. Pourtant, j’ai besoin des concerts pour me sentir vivant. Mais entre les chansons, je ne sais pas quoi dire, et, à la fin des concerts, je ne reste pas naturellement à discuter avec le public.
Etes-vous, en tant qu’artiste, un tyran ?
Non, je fais très attention à la phase collective : en plus, c’est une étape étroitement liée à l’habillage d’une chanson. Ce n’est pas toujours facile, mais on apprend à accepter les critiques, et c’est aussi comme cela que le groupe se renforce. Vu comment nous fonctionnons, j’ai parfois des doutes sur le nom que nous avons choisi : le mien. En plus de cela, il est assez étonnant de constater, au Pays Basque nord, certaines attitudes qui surgissent vis-à-vis de la popularité : ceux qui ne me prêtaient pas attention me saluent, alors que d’autres sont devenus froids avec moi. Ou bien j’entends que je suis un vantard, voire un lover... Mieux vaut en rire !
Comment expliquez-vous vos paroles aux membres du groupe ne parlant pas l’euskara?
Je les leur traduis ! Mais je tiens à souligner qu’ils sont à AEK, et que c’est réjouissant. Ils évoluent au sein de groupes basques, dans une certaine ambiance, tournent en Hegoalde, et tout cela leur a procuré le besoin de l’euskara. Pour moi, c’est aussi un autre apport de la chanson basque. Nous avons l’exemple de Negu Gorriak : à combien de personnes ce groupe a-t-il donné envie d’apprendre le basque ? A quel point a-t-il aidé aux jeunes euskaldun à ne pas perdre leur langue ? Il leur a fait ressentir qu’ils passaient à côté de quelque chose, et ce par le biais d’un magnifique orgueil (dans son sens le plus positif), à commencer par leurs disques.
Vous avez sorti deux disques en peu de temps : quelle est la différence entre les deux ?
Le premier est le résultat du début du groupe. Je crois que le second a plus de relief. Une pluralité, que l’on ne retrouve pas dans le premier, avec plus de contraste, et différents styles.
Quelque chose s’est-il perdu en chemin, d’un disque à l’autre ?
Je ne crois pas... Nous sommes un jeune groupe, et n’avons pas eu le temps de perdre grand-chose, en trois ans. Nous nous améliorons, murissons. Peut-être avons-nous perdu en fraîcheur, mais en même temps, Elkar a mis en avant cette qualité-là, durant sa promotion.
Le son est plus propre dans le second...
Oui, et en plus, le technicien du son de chez Elkar est amateur de pop ! Nous avons eu des débats autour de ce sujet : je voulais, pour ma part, faire ressentir le son de nos concerts dans le disque... Mais j’ai vite compris que cela s’avèrerait quasiment impossible !
Comment s’est déroulé le partenariat avec Elkar ?
Très simplement. Ils ont contacté Zubikoa, notre groupe managérial, en leur faisant savoir que notre projet les intéressait : comme évoqué précédemment, notre fraîcheur leur plaisaient, notamment au responsable Anjel Valdes. Ils ont aussi souligné notre honnêteté, ainsi que notre manière originale de mêler tradition et modernité. Ils ont également ressenti la solidité de notre groupe. Au bout du compte, Elkar prenait presque tous les frais à sa charge, et nous avions l’occasion d’enregistrer dans un studio professionnel. Mes compagnons, qui font aussi partie du groupe Willis Drummond, n’ont jamais eu une telle occasion... Puis n’étant pas moi-même professionnel, je n’ai pas le temps de faire de l’autopromotion, et lorsque l’on vous propose de publier un disque dans de telles conditions... Je ne sais pas qui aurait refusé ! Malgré tout, si Usopop n’avait pas effectué la démarche du premier disque, je ne me serais pas motivé de moi-même. Puis nous avons espoir qu’Elkar nous apportera plus de visibilité...
Vous n’en avez pas encore ressenti les conséquences ?
Pas forcément, non. Le disque vient de paraître, et je sais bien qu’il faut attendre un peu... Mais étant désormais l’un de nos principaux buts, j’espère bien que les demandes de concerts afflueront. J’aimerais en donner toutes les semaines : j’ai besoin de cette adrénaline. Les concerts conditionnent mon quotidien, puisque je vis la musique de l’intérieur. La magie qu’offre le live est irremplaçable. Même durant les répétitions, des moments très touchants surgissent, alors que nous ne nous y attendons pas. Mais nous voulons partager ces vibrations-là. Sinon, je sais que le projet s’arrêtera.
Vous voudriez toucher le Pays Basque sud ?
Le Pays Basque dans sa totalité. Il est évident qu’une fois avoir mis un pied en Hegoalde, le reste est plus facile après. Mais c’est étrange de voir comment nous nous sous-estimons en Iparralde. Nous avons tendance à donner plus de légitimité aux chanteurs du Pays Basque sud. Ou alors, un groupe d’Iparralde doit d’abord avoir du succès en Hegoalde, avant de bien marcher ici en retour. C’est ce qui est advenu à Willis Drummond, par exemple. C’est triste, quelque part : on dirait que nous avons besoin de la permission du Pays Basque sud pour décider ce qui est bien. Que je sache, un Bas-Navarrais n’est pas moins euskaldun qu’un Gipuzcoan ! Nous ne nous connaissons pas assez, et il me semble que le problème le plus profond de ce pays est culturel. Pourtant, par le biais de la musique, il y a là l’occasion de tisser des liens très riches, durables : nous devons secouer notre train-train quotidien, prendre des risques, faire des paris. Nous avons des occasions incroyables à l’avenir, en commençant dès aujourd’hui.